Fortune critique 1960-1969

WALDEMAR-GEORGE, Préface au catalogue de l'exposition dans la Galerie URBAN, 1960

Auteur de Trois heures au Musée du Prado, cet essai qui est le prototype, ou l’un des prototypes, d’une critique créatrice, Eugenio d’Ors ne nie pas l’existence de l’Ecole Espagnole, mais en conteste la spécificité et l’originalité. Theocopouli (Greco) allie au sentiment byzantin de la forme la ligne des Maniéristes, les grands rythmes des Baroques et la couleur faite de gemmes broyées de Jacopo Robusti. Velasquez procède à ses débuts du Caravage et du caravagisme. Avant d’imprimer à son art son caractère et cet accent uniques qui annoncent les audaces de la peinture moderne, Goya s’inspire de François Boucher et interprète librement Tiepolo. Mais Delacroix qui incarne le devenir de la peinture française et porte l’Impressionnisme sur les fonts baptismaux tend la main à Rubens et à Paul Véronèse. Monet rejoint William Turner. Crivelli et Shongauer sont frères. Les Ecoles nationales délimitées par des poteaux-frontières sont des leurres et de vaines constructions de l’esprit.
Mentor a recours à un langage plastique qui est le bien commun de sa génération. Les liens qui le rattachent, d’une part à la France et d’autre part à l’Espagne, n’en sont pas moins perceptibles à l’œil nu. De l’Espagne romaine et mozarabe, païenne et catholique, vouée à l’universalité et murée dans son provincialisme, il tient son goût du splendide isolement et sa vocation d’un art œcuménique, son idolâtrie, son sens de l’arabesque, son esprit de mystification, sa magie et son humour noir. A la France qui est sa seconde patrie, il reste redevable, comme il le dit lui-même dans une conversation avec Jean Rollin et Boris Taslitzky, de son gai savoir et de son beau métier, de sa science du dessin et de son art d’organiser l’espace.
En ce qui le concerne, Mentor met fin à un dilemme. Géomètre sensible, il a le don d’enfance émerveillée d’un maître populaire qui pose un regard vierge sur les êtres et les choses. Mais ce peintre d’une qualité très rare n’et pas un illettré. Sa présumée candeur pourrait être qualifiée de clause de style ou de retour aux sources. Peintre folklorique et peintre du cœur sacré, au même titre que Bauchant, cet arrière-petit-fils des Primitifs des bords de la Loire, il invoque au cours de ses dialogues les mosaïques de Saint Apollinaire, les fresques pharaoniques et la frise des Panathénées. Comme les tailleurs de pierres carolingiens, il se soumet à la loi du cadre. Bien qu’elles soient concertées, ses déformations ne sont pas arbitraires. Elles obéissent à une nécessité spirituelle et architecturale. Elles ont aux antipodes des archaïsmes factices et des stylisations pratiquées par les doctes élèves d’Ingres, les Préraphaélites et Puvis de Chavannes.
Le monde de Mentor s’impose à la fois par l’extrême rigueur de sa cadence, par ses formes projetées en gros plans et par son imagerie. Cette imagerie n’est pas faite de motifs captés par un miroir et copiés d’une manière littérale, mais d’équivalents et de correspondances. On se demandera dès lors si la forme de Mentor domine le contenu ou si le thème de chacune de ses toiles en constitue l’élément essentiel. « Le philosophe croit, écrit Paul Valéry, que les œuvres résultent de l’exécution d’une idée distincte d’elles, tandis que l’idée se trouve en même temps qu’elle se perd ou se confond avec l’ouvrage. » Dans l’œuvre du peintre, dont nous vous entretenons, les deux facteurs ne peuvent être dissociés. Mentor ne nous instruit que très imparfaitement de la nature authentique de son art. Nous savons que ses points de mire sont Zurbaran, Vélasquez et Goya. Nous savons également qu’il admire Solana, ce partenaire de Rouault, d’Ensor et d’Emil Nolde. Il cite Braque et Villon. Il ne semble pas toutefois qu’il sollicite et subisse l’influence de ces artistes qui sont apparemment, ses dieux lares et ses dieux tutélaires.
Ses affinités sont bien plus lointaines. Les canons de ses formes féminines sont ceux des déesses-mères de la préhistoire. Ces formes à peine dégagées de leur gangue, sont faites pour procréer. Ces allégories de la fécondité, situées à la limite du monde animal et du monde végétal, symbolisent le génie de la terre.
Ces courtisanes aux seins et aux ventres opulents sont coiffées de mantilles qu’elles arborent quand elles vont à l’église pour y suivre la Sainte Messe. Parée comme une Vierge des Pasos sévillans, fardée comme un masque funéraire du Faïoum, couverte de lourds joyaux comme la Dame d’Elché, dont elle descend, la Présidente règne du haut de sa loge sur la Course de Taureaux qui est l’ultime vestige du culte mithriaque. Mentor, peintre du Cirque, ne doit rien à Lautrec. L’arène dans laquelle évoluent l’écuyère et le cheval de Seurat le laisse indifférent. Ses Bestiaires, où des lions faméliques se profilent sur des fonds d’architectures faites de barreaux d’acier ou de cages en tous points semblables à de monstrueuses ratières, nous rappellent les reliefs assyriens qui retracent les actes de chasse royales et les rideaux grossièrement imagés des vieilles baraques foraines. Mentor e traie les fauves ni comme Barye, ni comme Delacroix. Il les peint comme le Douanier Rousseau, illustrateur des forêts tropicales, en se référant aux gravures sur bois du Journal des Voages. Les analogies entre ses princes du désert réduits à l’esclavage et la grande Lionne Blessée qui est un des sommes de l’art animalier n’en sont , d’ailleurs, que plus déconcertantes. Aux lions succèdent d’autres animaux savants que présente un dompteur revêtu d’un habit de lumière ou bien de l’uniforme à brandebourgs dorés des hussards de la mort. De blanches cavales harnachées de cuir rouge et parées de gerbe de plumes d’autruche exécutent un ballet d’une beauté hiératique…
Le Cirque, selon Mentor, n’est qu’un sinistre théâtre de marionnettes ou un abrégé du théâtre de la vie placé sous le vocable des pitres et des bouffons.
Ses ménageries sont des peintures murales à l’échelle des géants. A leur cycle monumental s’opposent des intérieurs de petites dimensions qui sont des scènes de genre. Dans ces évocations de la vie quotidienne et de l’intimité l’artiste donne libre cours à son penchant secret pour la charge et la parodie. Ses personnages ne sont que des fantômes actionnés par d’invisibles ressorts. Ils s’agitent dans leurs maisons hantées ou stationnent dans leurs boutiques fantasques.
Mentor feint-il de marcher sur les traces des peintres d’enseignes d’une époque abolie ? Ses pigeons voyageurs pourraient servir d’emblèmes à un colombophile. Mais se paisibles buveurs attablés dans u estaminet sont des études de types prolétariens, comme les paysans du maître d’Aix-en Provence et de Louis Le Nain.
Dans certains cas, filtre aux objets un élixir de vie et intervertit l’ordre logique des faits. Nous pénétrons alors à la suite de l’artiste dans un musée de cires. Une petite fille extraite d’un récit de Madame de Ségur prend des airs d’automate en jouant du piano. Des poupées de Guignol tournent en rond. Mentor tire les ficelles de cette sotie ou de cette pantomime.
Le peintre pur se manifeste surtout dans les natures mortes de fleurs et de fruits qui font des cascades de pigments colorés ou d’austères équations picturales. Comme Picasso au temps où il scandait son effigie classique de Gertrude Stein, Mentor exorcise un mal héréditaire. Il résout les problèmes de la mise en page et de composition. Il le fait avec une froide passion. Peint-il des compotiers posés sur des tables de cuisine ? Ces coupes qui recèlent des pêches ou des grenades sont des cercles inscrits dans un carré ? Une nature morte portant la signature ou la griffe de Mentor est une composition qui doit être démontrée. Mais ce théorème a une substance charnelle. C’est un appel direct à l’intelligence visuelle et tactile du spectateur-médium. Il agit sur le système nerveux. Son action est totale.
Si Mentor rend sensible la présence des fruits d’or cueillis dans un verger du Languedoc ou d’Espagne, ses fleurs éclatent en flamboyantes fanfares. Ses bouquets sont des feux de Bengale ou des roses fantastiques provenant d’un radieux jardin de paradis. Songe-t-on devant leurs grappes d’une riche polychromie, devant leurs larges pétales et devant leurs corolles que constellent des gouttelettes de rosée à Pierre Auguste Renoir ? Non pas. Ces claires visions d’un royaume de délices et d’un bonheur terrestre, dont le souvenir se perd dans la nuit des siècles lui appartiennent en propre. Lui seul est capable de dompter les sorcières, de chasser les démons et de prodiguer par le jeu de ses tons chatoyants comme des verrières gothiques une allégresse qui a pour résultat de décupler notre tonus vital.
Nous n’avons mentionné jusqu’ici i les graves paysages de Mentor, ni ses bals de plein air, ni ses concerts et ses dîners champêtres. Les premiers sont faits d’arbres et de maisons en pierres implantées dans le sol, tels des rocs. De propos délibéré le peintre manipule l’étendue et la façonne comme une matière ductile. Il crée une nouvelle perspective linéaire en faisant abstraction de tout illusionniste. Il suggère la troisième dimension, il ne perce jamais la surface plane.
L’œuvre maîtresse de Mentor est, avec quelques-unes de ses Plages animées qu’illumine l’astre solaire, la Fête à Solliès-Toucas, bourgade varoise où il passe une partie de l’année. Cette bacchanale nocturne qu’inondent de leur clarté blafarde des centaines de lampions japonais alternant avec des lampes à arc ne transmet pas les sensations de joie, de frénésie et d’intense dynamisme que procure le Kermesse de Rubens, cette dionysie flamande. C’est un bal des maudits ou un bal des ardents. Des couples monolithiques esquissent des mouvements de machines ordonnées par un orchestre de jazz que dirige un Robot. Cette réjouissance publique est celle de l’homme dilué dans la foule innombrable, dont il n’est, désormais, qu’un rouage anonyme. Un moteur règle ses gestes, conditionne ses réflexes et détermine les battements de son cœur. La Fête à Solliès-Toucas, cette saturnale à laquelle participe une masse amorphe sans âme et sas visage, n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Mentor. C’est la morne et tragique danse macabre d’une civilisation qui fait table rase des valeurs personnelles. C’est un témoignage digne des Temps Modernes de Charlie Chaplin.
Mentor, ce témoin actif et agissant, n’est ni un jouet des forces économique, ni un pion que les classes détenant les leviers de commande déplacent au gré de leurs caprices et de leurs intérêts. Il sait que l’art est le dernier refuge de notre indépendance, notre dernière chance et notre dernier recours. L’œuvre d’art telle qu’il la conçoit est une affirmation, une libre entreprise et une initiative.

Jean ROLLIN, L'Humanité, 31 janvier 1961

Le premier ouvrage consacré à Mentor vient de paraître.
Préfacé par Waldemar George, il offre un choix de reproductions en noir et blanc et en couleurs de tableaux récents. Plusieurs de ces œuvres seront présentées à l’exposition des peintures de l’artiste, qui se tiendra en avril prochain à la Galerie Urban.
Né à Barcelone en 1919, Mentor n’avait que 20 ans quand les malheurs de sa patrie le contraignirent à chercher refuge en France. Admirateur de Matisse, Braque et Bonnard, imprégné de culture française, il n’a rien perdu de son originalité nationale ; Waldemar George note que « ses points de mire sont Zurbaran, Vélasquez et Goya ».
Au souci de l’équilibre dans la pesée et dans la forme qui s’attache à la grande tradition de l’art au pays de Descartes et Poussin, la peinture de Mentor allie une fougue, une chaleur, un goût de la volupté qui sont des données de caractère proprement ibérique.
La pénétration d’esprit et le style poétique du critique permettent de traduire les qualités de cette peinture toute chargée de passion : « Lorsque Mentor humanise ses modèles vrais ou imaginaires, il en fait des mayas, accoudées aux balcons de leurs antiques demeures consacrées à l’amour ». Ses bestiaires nous rappellent les reliefs assyriens qui retracent les actes des chasses royales … Ses fleurs éclatent en flamboyantes fanfares. Ses bouquets sont des feux de Bengale ou des roses fantastiques provenant d’un radieux jardin de paradis ».
La peinture de Mentor « a pour résultat de décupler notre tonus vital ». Elle le doit à l’efficacité de ses valeurs chromatiques, mais aussi à la puissance de son rayonnement humain. On ne peut rester insensible au déploiement de foules sur les plages et dans les bals, aux kermesses populaires où l’action organisatrice du peintre retrouve le rythme et le naturel de la fresque.
Sans jamais trahir la nécessité intérieure qui le pousse à parer un jardin ou un corps de femme de la violente féerie de ses songes, Mentor est assez riche de cœur pour doter la nature, la création toute entière des prestiges de son imagination : L’œuvre d’art telle qu’il la conçoit, conclut Waldemar George, est une affirmation, une libre entreprise, une initiative ».

Jean GOLDMAN, Le Berry républicain, février 1961

Il et des peintres comme du vin. Un demi-siècle est là pour prouver que le climat parisien est plus particulièrement propice aux plantes étrangères qui ont été implantées sur les berges de la Sine. Parmi les cépages importés qui s’acclimatent exceptionnellement bien dans le creuset de l’Ecole de Paris, ceux d’Espagne sont parmi les premiers. Un livre consacré au peintre Mentor dont le texte est signé par Waldemard George*, est le dernier témoignage en date qui démontre avec clarté ce que l’Ecole de Paris doit au fils les plus doués que la péninsule ibérique déverse périodiquement sur notre capitale.
Les initiés savent déjà depuis des années que Mentor est un des peintres les plus importants de la jeune génération qui accède maintenant au grade des aînés. Le mérite de ce petit livre simple et clair est d’attirer l’attention du vaste public non initié sur les mérites du peintre ainsi que sur l’originalité de son apport personnel. Les illustrations en couleur et en noir et blanc ont été choisies avec soin car elles donnent une idée assez précise de la diversité de ce bel artiste. En effet alors qu’il est trop commun hélas qu’un peintre, de nos jours, se contente de perpétuer éternellement le même petit sujet ou genre dans lequel il a révélé un petit talent, Mentor, comme tous les peintres valables de toutes les époques refuse de se répéter. Le petit digest de ces reproduction nous donne une idée de son souffle et de la variété de l’imagination dont il est capable.
Portraits, nus, natures mortes de fleurs, paysages et marines, le cirque et ses sortilèges sont autant de sujets qui passionnent ce peintre.
Mais plutôt que de discourir indéfiniment, cédons la parole au plus lucide des écrivains d’art contemporain, Waldemar George, qui, en parlant d’une grande composition de Mentor, représentant un bal dans un village varois, écrit : « La fête de Solliès-Toucas, cette saturnale à laquelle participe une masse amorphe sans âme et sans visage, n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Mentor, c’est la morne et tragique danse macabre d’une civilisation qui fait table rase des valeurs personnelles, c’est un témoignage digne des Temps.

*Arts et Editions du faubourg, Modernes de Charlie Chaplin

Raymond COGNIAT, Le Figaro, 20 avril 1961

Waldemar George, dans une plaquette consacrée à Mentor, résume fort exactement ce peintre en ces mots : « Le monde de mentor s’impose à la fois par l’extrême rigueur de sa cadence, par ses formes projetées en gros plan et par son imagerie ».
Des compositions denses, des nus aux formes pleines, un peu lourdes, des bouquets aux fleurs serrées les unes contre les autres, un art plein, une matière rugueuse, épaisse ; pas de place pour le vide. Une sensualité saine, un peu oppressante, un art sans concession ni artifice. Les peintures sont ici comme des fragments de mur tant cet art a quelque chose de définitif et des proportions amples, mêmes dans les compositions de petites dimensions.
Le dessin est ferme, sans ruse, la peinture se limite aux couleurs chaudes et les empâtements ont la richesse des dessous longuement travaillés, amoureusement repris. Dans les monotypes, tout d’une belle écriture, la matière a de plus subtils raffinements.
En quelques années, nous avons vu Mentor arriver à cet aboutissement calme et passionné qu’on peut situer entre Gromaire et Rouault pour essayer de cerner sa personnalité, d’une part dans la richesse de la matière, d’autre part dans la stabilité de la forme.

Jean ROLLIN, L'Humanité, 14 avril 1961

« C’est la vie prolongée ! » s’exclamait Théophile Gautier devant le tableau des Menines où Philippe IV et son épouse figurent par leurs portraits reflétés dans une glace. Le catalan Mentor a-t-il ravi à Vélasquez les secrets du fabuleux miroir ! Dans ses toiles récentes la vie se prolonge et l’image inventée par le peintre défie le modèle.
Mais il ne s’agit pas de cette ressemblance illusoire qui, selon la légende, trompait même les oiseaux sur la réalité des raisins imités par Zeuxis (1). Mentor situe son univers au niveau des créations inspirées et, s’il invoque une Muse, c’est celle de la poésie. Poésie violente, un peu sauvage, bien capable de surprendre par sa nervosité. L’Espagne n’a pas cessé, depuis vingt ans d’exercer sa fascination sur l’âme du peintre en exil. La nostalgie de la patrie perdue dicte à Mentor une œuvre dont l’allégresse s’accompagne de gravité et d’inquiétude.
Dans le tableau qu’il consacra naguère à Antonio Machado, Mentor illustrait le pressentiment tragique de son héros : « Quand je mourrai, je mourrai nu sur une plage, comme le fils de la mer. »La tristesse de cette évocation se prolonge dans la Nature morte à l’épervier et dans le picador blessé de 53. A l’époque de la guerre froide, tandis que le martyre du peuple espagnol pouvait sembler sans issue, les tableaux de Mentor révélaient une angoisse soulignée par le hiératisme hallucinant des compositions. Là, les êtres et les objets baignent dans ne clarté qui les isole durement, comme pour l’éternité. De cette période de son évolution l’artiste a gardé un langage aux inflexions énergiques et âpres, maintenant compensé par la générosité des sujets et une atmosphère plus apaisée.
Les dizaines de tableaux exposés à la Galerie Urban désignent en Mentor un peintre aux ressources assez vastes pour enrichir la réalité de ses visions et de ses rêves. Les figurants de son théâtre intérieur évoluent dans un monde où les fêtes solaires rejoignent la fantasmagorie des sabbats nocturnes. Souvent l’angoisse réapparaît. Le bestiaire de Mentor regorge de fauves qui n’attendent qu’une occasion pour dévorer le dompteur. Ses chevaux rutilants, empanachés comme des danseuses, sont trop musclés pour ne pas méditer de dangereuses ruades. Et l’équilibre de ses acrobates reste précaire… Il y a une ambiguïté, quelque chose d’anxieux dans la façon dont Mentor traite les jeux de cirque et les kermesses, ses thèmes préférés. L’humanité du Bal à Solliès-Toucas, par exemple, est décrite sans aménité. Mentor se souvient-il, dans cette œuvre, des nains éléphantiasiques et des vieillards grotesques qu’on rencontre chez Antoni Moro ou Goya ?
Bien que le goût du pittoresque soit une des constantes de l’art espagnol, l’objectivité féroce de ses devanciers demeure étrangère à Mentor. S’il insiste. S’il insiste plus particulièrement sur la disgrâce de certains de ses personnages, ce n’est point de sa part, méchanceté ou raillerie, mais souci de la vérité. D’ailleurs un visage laid sera toujours beau s’il est peint avec faste. Or, la palette de Mentor de Mentor est l’une des plus somptueuse qui se puisse rencontrer. Appliquant sur la toile des tons veloutés et denses, le peintre campe se figures dans une variété orchestrale de couleurs. Les éclairages surprenants, les demi-teintes y abondent, comme tout au long de la série où clowns et toreros s’emploient à charmer des écuyères et des senoritas…
Après avoir longtemps célébré des fleurs d’une polychromie chargée de joyaux et de gemmes, Mentor exécuta de grands nus. Ainsi que ceux de Renoir, dont Félix Fénéon estimait « qu’ils n’ont d’autre rôle que leur nudité même », ces amples et royaux déploiements charnels représentent bien plus qu’un hommage à la Femme : jaillissement de délectation pure et de joie, ils sont un appel à l’accomplissement de la vie. Des « manolas » (2) au balcon, auxquelles Manet conféra les premières lettres de noblesse françaises, à telle maya lovée dans la certitude de sa beauté, l’art de Mentor s’épanouit avec une maîtrise peu commune.
Peut-être faut-il conclure sur cette découverte d’une splendeur qui se perpétue malgré la dureté des temps actuels. Dans les paysages qui jouxtent les nus, à quelques kilomètres des Pyrénées la mer aussi est admirable. Vers Antibes et Barcelone les mêmes flots baignent les rives privilégiées. Aujourd’hui Mentor nous parle de l’Espagne avec ses accents d’une émotion qui, enfin, se délivre. Son exaltation n’exprime plus le désespoir, mais l’impatience de la liberté.

(1) Zeuxis : un des peintres grecs les plus fameux du monde antique.
(2) Manola : jeune femme du peuple, belle et élégante.

Jean MARCENAC, Les Lettres Françaises, 22 avril 1961

Blasco Mentor est un de ces peintres, aujourd’hui si rares, qu’on n’a nul besoin de traiter en peintre. C’est d’homme à homme qu’il s’adresse à nous, dans le parfait langage d’une technique maîtresse de ses moyens, qui n’est jamais une fin en soi, et dont l’unique et inébranlable ambition est de dire. Aussi laisserai-je volontiers à tous ceux que séduit l’arc-en-ciel le plaisir de découvrir ses dons de coloriste, comme à ceux qui ont le goût, la joie d’exalter les vertus singulières de sa composition et son aisance archangélique dans le dessin. Je refuse, quant à moi, de m’étonner qu’un artiste connaisse son métier : il nous doit bien cela, à nous qui regardons, qui écoutons ou qui lisons. C’est pure politesse, et morale professionnelle que de chanter juste, de mettre l’orthographe ou d’articuler distinctement, même quand les bègues et les ignorants semblent faire la loi.
Ce qui importe donc, ce n’est point la façon de dire de Mentor, mais ce qu’il dit. A quarante-deux ans, ce Catalan qu’a fixé en France, avec la gourmandise de la leçon française la lancinante défaite des armes de la liberté, en est au point où les maîtres ne parviennent souvent que bien plus tard. Parfaitement capable dans l’idiome universel, il fournit aux grammairiens de la peinture d’excellents morceaux choisis pour leurs analyses appliquées. A l’honnête homme il donne un monde, une vision de l’univers, des idées. Et nous voici assurés devant ses toiles, bien plus que par tant de gloses ingénieuses, émouvantes ou sophistiques que la peinture est chose mentale. Mais l’aventure que court le peintre, l’art de Blasco Mentor en fait la démonstration, si elle passe par des chemins qui ne sont qu’à lui, c’est-à-dire tout simplement s’il s’exprime en peintre, comme d’autres en musiciens ou en poètes, rejoint l’unique aventure de l’esprit humain, sans privilège ni solitude.
Je ne vois guère que les « naïfs », aujourd’hui, pour avoir une telle audace ; et c’est fort justement, en ce sens, qu’on a pu rapprocher Mentor de ces obscurs mainteneurs de la grande peinture, acharnés à vouloir tout dire. Là pourtant s’arrête la ressemblance, et les naïfs, s’ils exigent le maximum de la peinture, n’ont en commun avec Mentor, doué lui, du maximum de moyens, que la dignité du projet, cette volonté, a dit une fois superbement ce peintre « sans avoir l’air de rien faire, de faire tout ».
Oublions donc comme il nous y convie lui-même, tout ce qui peut si hautement situer Mentor dans l’échelle des valeurs de la peinture actuelle, et affrontons le monde qu’il nous propose. Cela vaut la peine, car derrière les fleurs, les nus, les scènes de fêtes ou de cirque, les paysages, derrière cet univers réel et familier de couleurs et de formes dans la vibration sourde de l’angoisse, dans la crispation de l’humour, il y a une annonce et un appel. Et chaque toile de Mentor est ainsi tendue à éclater, dense de force obscure, de durée têtue, de devenir contenu e exigeant d’être. Cet homme, qui peint si bien et si fidèlement les apparences, est pourtant un de ceux qui appellent avec le plus de force à lutter contre l’apparence, de tous les cuivres retentissants dont il semble la célébrer. Rien ne crie plus haut qu’une toile de Mentor, que le monde n’est pas fini, achevé, accepté, mais que tout en lui, du visage au bouquet, témoigne de ce qui se prépare dans ses profondeurs.
Blasco Mentor peint comme il l’entend et ce qu’il entend, et son langage est son affaire. La nôtre est de voir qu’il traduit ce qu’il y a de plus essentiel dans notre époque : son impatience et son désir de changement. Aussi, sans crainte d’obscurcir d’une ombre de pédantisme la lumière qu’il nous dispense, écrirai-je ici tranquillement que Mentor, bien loin du naturalisme auquel certains se feront fort de la réduire, est le peintre de la nature naturante.

Jean BARDIOT,Fiance, 20 avril 1961

Peu de peintres se sont consacrés, depuis Degas, au monotype qui nous a pourtant valu des chefs-d’œuvre. Mentor, peintre complet, s’est attaché à faire revivre ce genre oublié. Son exposition actuelle à la Galerie Urban est une splendide réussite. Le monotype, on le sait, exige de l’artiste la connaissance exacte d’une technique très particulière. C’est un autre jeu de l’amour et du hasard mais où il faut beaucoup d’amour. Ceux de Mentor sont pleins de mystérieuses beautés. Et ces « bonheurs » sont dus à la collaboration calculée de l’artiste et du hasard. Mais quand le peintre a, comme Mentor, le sens du monotype, la part du miracle, de l’inattendu, est moins grande.
Ce Catalan qui possède une vois sonore de tribun populaire peut avoir quand il le faut la patience muette de l’artisan. Fidèle à ses nus dorés et roses comme les « albaricoques » de son pays, c’est à ses femmes, à leur épiderme diapré qu’il réserve des tons les plus éblouissants de sa palette. Degas était un misogyne. Toutes ses femmes sont laides. Il les voyait ainsi. Vénus méridionale, la femme de Mentor a les rondeurs de son homologue, la voluptueuse statue des bas-reliefs hindous. Hélas ! L’Espagne n’est pas l’Inde. Dans ce pays où règne l’Ignacien, la « beauté du sang » proteste victorieusement, de Goya à Mentor, comme le puritanisme des dévots. Par bonheur, le Faubourg où Mentor expose ses monotypes porte le nom de Saint Honoré, patron des boulangers. Or qu’y a-t-il de plus savoureux que la belle miche de notre pain ?

Jean-Paul CRESPELLE,France soir, 22 avril 1961

Depuis le début du siècle, c’est à Paris que se fait la peinture espagnole. A Picasso, Juan Gris, Manolo, Paco Durio, arrivés à Paris aux alentours de 1900, à Salvador Dali, Creixan, Pedro Florès, Dominguez, débarqués durant l’entre-deux guerres, une dernière fournée a succédé depuis la fin de la guerre civile. Fournée de qualité puisqu’on y compte Clavé, Pelayo, Grau-Sala. Le tout dernier venu, Blasco Mentor, arrivé en 1945, a commencé a se révéler il y a une dizaine d’année en exposant à la Galerie de l’Elysée. L’exposition que fait actuellement chez Urban ce Catalan – autre remarque : c’est la Catalogne qui a fourni le plus grand nombre d’artiste contemporain à l’Espagne – permet de mesurer l’évolution et la maturité de son talent. Très espagnol, Mentor s’était voué au départ à d sombres et tragiques scènes de tauromachie. Sous l’influence du climat français, il a éclairci sa palette, y a écrasé des teintes précieuses et fraîches, des roses fraise, des bleus turquoise, et s’est tourné vers de nouveaux sujets d’un expressionnisme moins âpre : le cirque d’abord – ce pont aux ânes des peintres depuis Degas – Les danseuses et les nus féminins. En abandonnant un peu de son âpreté, Mentor n’a rien perdu de son ardeur première. Par contre, il a gagné une plus grande puissance colorée, une plus vive sensibilité.
Quelqu’un s’en est aperçu et a compris que ce gaillard dans la force de l’âge – 42 ans ! l’âge où un artiste enfin en possession de tous ses moyens peut s’exprimer librement – était un peintre d’avenir, c’est Bernard Lorjou qui a choisi Mentor pour faire équipe avec lui et Mottet. La première manifestation du groupe : l’hommage que Lorjou volait rendre au peintre mexicain Siqueiros en réédifiant sa fameuse baraque sur l’Esplanade des Invalides, est reportée. Les autorisations n’ont pas été données à Lorjou. Celui-ci pourtant, avait promis de ne pas jouer les terreurs – comme pour « les Massacres de Rambouillet » - et d’exposer… un ange ! Ce qui est certain, c’est que l’exposition actuelle, qui voit l’affirmation définitive de son talent, constitue pour Mentor une véritable promotion. L’Ecole de Paris compte un maître de plus.

Jean GOLDMAN,Le Berry républicain, 29 avril 1961

S’il est maintenant bien établi que les fils de la péninsule ibérique sont des plasticiens de qualité, et par tradition, Mentor ne fait que confirmer cette constatation. Son exposition à la Galerie Urban (18, rue du Faubourg-Saint-Honoré) le montre en progrès sensible, puisqu’il est un des rares peintres de sa génération à avoir acquis une palette rigoureusement personnelle et à se servir notamment de ses roses, ses bleus, ses rouges et ses ocres avec une science consommée. En l’occurrence, la trouvaille de Mentor c’est de mettre cette science au service de thèmes qui sont essentiellement espagnols en esprit, ce qui fait que le visiteur se trouve en présence d’une peinture tout à fait actuelle et même très « Ecole de Paris », me laissant filtrer un arrière-goût d’exotisme.
Alors que les amoureux de l’Espagne qui ne sont pas ses fils, c’est l’arène avec ses toros et toréadors qui caractérisent ce pays. Mentor a conservé l’héritage du passé baroque qui est la tradition profonde de ce pays. Chacun des tableaux de ce passionné de la vie qu’est Mentor est un monument à la gloire de ce baroque espagnol qui ne ressemble en rien à tous les autres « baroques ». En effet, on sent à travers lui qu’il ne s’agit pas uniquement d’un style plus ou moins décoratif, mais plutôt d’un mode de vie qui plonge ses racines profondément dans le subconscient de tout un peuple. Une petite fille endimanchée dans sa robe blanche, pompeusement assise dans un fauteuil monumental à la sévérité d’un Vélasquez. Le même sujet traité par Mentor a quelque chose de délicieusement malicieux - nous allions dire humoristique - ce qui fait que ce sujet réinventé redevient actuel et personnel. Il en va de même pour ce qui concerne les deux petites filles sagement installées sur les chevaux de bois dont la dignité en ce jour de fête, donne un sens quasi irréel au manège. Que ce soit dans ses nus plantureux ou encore dans ses natures mortes, ses fêtes villageoises et ses scènes d’auberge, on a rarement vu un peintre déjà incorporé depuis longtemps dans l’Ecole de Paris, porter à un tel degré à la semelle de ses souliers, la poussière de son pays natal. C’est cette identification avec un peuple, une culture et un passé qui rend cette œuvre dans ce qu’elle peut avoir à la fois d’excessif et de pudique différente de toute autre et absolument fascinante.
Le cirque et ses sortilèges, la basse-cour et sa faune, des intérieurs peints avec une rigueur frisant l’absolu des mathématiques, ou encore les paysages bien charpentés du port de Saint-Tropez et autres lieux de la côte d’Azur font de mentor un des rares peintres contemporains qui échappent à tout maniérisme et surtout – ce qui est plus important – qu’on ne puisse l’accuser de chanter éternellement sa « petite chanson » par impuissance à se renouveler comme il en existe tant de nos jours.
Doué d’une imagination fertile, d’un sens théâtral de la mise en page, ayant quelque chose à dire et se révélant en outre comme un des rares peintres ayant le sens du monumental, Mentor, qui approche la pleine maturité confirme largement les promesses de ces dernières années qui ne demandaient qu’à s’épanouir.

Roland PIETRI,Le Berry républicain, 29 avril 1961

La dernière exposition de Mentor s’est ouverte le 14 avril. La signification de cette date a probablement échappé à la plupart des visiteurs qui se pressaient dans la galerie Urban le jour du vernissage. Cordial et fraternel comme il l’est par nature, enjoué comme il s’efforce de le paraître pour que personne ne sache son tourment, Mentor semblait tout à son succès. Sa pensée pourtant se reportait trente ans en arrière. Le 14 avril 1931, à Barcelone, presque enfant, il assistait dans l’enthousiasme à la naissance de la république espagnole. Il devait bientôt combattre pour la défendre puis connaître après la défaite, les camps et le sort de l’exilé. Certes, la terre de France lui fut hospitalière. Il n’y rencontra que sympathie, amitiés et y découvrit une conception de la vie, une vue du monde qui contribuèrent largement à la formation de l’homme qu’il est devenu. Mais les souvenirs d’enfance et de jeunesse, quels qu’ils soient, ne s’effacent jamais.
A l’heure du succès le plus mérité, le plus justifié, il était bon que ces faits fussent rappelés. Hommage à la fidélité, à la constance des sentiments de Mentor, républicain espagnol, ils permettent de l’approcher de plus près, de mieux comprendre le sens de sa peinture. Il n’est pas douteux qu’une œuvre valable reflète toujours la vie intérieure de son auteur et constitue, à bien des égards, un véritable autoportrait. Cette remarquable exposition vient d’en donner une fois de plus, la preuve.
Brillant élève de l’Ecole des Beaux-arts de Barcelone, Mentor fit ses humanités plastiques dans le sillage des maîtres espagnols, de Vélasquez en particulier. Son arrivée en France lui révèle un monde nouveau, « une peinture claire, simple et riche », un art à la fois grave et aimable. Il comprend qu’il lui faudra unir dans une même admiration, Zurbaran et Fouquet, ne pas opposer, ce qui est plus difficile, le Greco et Dufy. Il constate que si « à dix-huit ans on croit que l’on va tout bouleverser, on s’aperçoit vite que l’on a encore beaucoup à apprendre. Presque tout. »
Il traverse alors la crise qui n’épargne aucun artiste sincère au moment au moment où il ne peut plus se développer et se libérer sans remettre en jeu, selon le précepte cartésien, tous les principes reçus. Crise multiple pour Mentor car il sait bien qu’il doit s’élever à une vue,, à une conception plastique de l’univers et aussi à la possession du métier, à la maîtrise de la matière et de la couleur. Crise d’autant plus longue et douloureuse que Mentor est plus sensible et intransigeant, et que son dépaysement est total est total.
C’est à la source romane qu’il remonte pour connaître le rigoureux et puissant équilibre des masses et des volumes, pour s’initier à la sereine spiritualité des plans et de la lumière. N’en déplaise à ceux qui voient en lui un baroque – comment en serait-il autrement puisqu’il est espagnol ? – son œuvre est de structure romane.
Pendant toute la période de recherche d’une architecture de l’espace, des êtres et des choses, Mentor a utilisé une gamme sourde. Mais ensuite, rapidement naturellement, couleur et matière s’adaptèrent pour trouver la somptuosité et la sobriété, la richesse et la gravité, la densité et la subtilité qui donne à ses toiles une si étrange vertu de fascination.
Mentor peint parfois des bouquets, des mystérieux objets, des natures mortes qui sont une musique pour les yeux et le cœur, des colombes douces comme la paix. Mais la plus grande partie de son œuvre est consacré au nu, au portrait, à la peinture de personnage et de scènes collectives, à la représentation directe de l’être humain et de la vie.
Le nu féminin « l’oblige à observer beaucoup plus et mieux qu’un modèle habillé » ; il lui apparaît « si harmonieux et simple qu’il lui donne naturellement envie de peindre ». Présent et distant, sensuel et impassible, il prend ici un caractère presque hiératique. Le visage, au-delà duquel la vie intime et le drame d’un être transparaissent, attire passionnément Mentor. Le portrait de sa belle-mère, par exemple, si émouvant dans son austère simplicité, devrait être connu du public. C’est pourquoi je souhaite qu’il soit un jour exposé.
Les sujets collectifs, presque toujours traités en grands formats abondent. Le spectacle d’un groupe, d’une foule, éveille chez Mentor un sentiment de fraternité, un besoin de participation qui prend la forme plastique. La vie semble captée, suspendue, à l’instant précis où l’émotion à traduire culmine, où la sensation de présence passe à son maximum d’intensité. Qu’il est terrifiant ce lion immobilisé en l’air, à travers le cerceau négligemment tenu par une insouciante dompteuse ! Mais terrifiant comme on doit l’être au cirque. Dans le bistrot, joueurs et buveurs s’arrêtent gravement, se taisent durant un instant parce que l’ambiance, le point d’équilibre atteint, ne se retrouve plus. Fillettes sur les chevaux de bois, le bal du 14 juillet, cirque, parade, plages où l’on ne voit que des corps humains… sont toujours observés du même œil et traités avec le même esprit.
A un peintre qui visitait en même temps que moi l’exposition, j’ai demandé son impression. Pourquoi à l’occasion ne pas invertir les rôles ? « Je sens chez Mentor, m’a-t-il répondu, l’horreur des cambrures inutiles, des « olés ! olés ! », des martèlements du talon, du bruit pour rien , des couleurs et des formes gratuites. Il fuit le faux héroïsme et recherche le silence capitonné où l’on découvre l’intimité de l’homme, le silence colossal… ». En fin de compte, n’est-ce pas l’aveu que Mentor faisait ici même : « Bien sûr, il y a dans notre travail une forme d’humour destinée à maquiller un peu nos angoisses. Nous ne voulons pas nous déshabiller tout à fait. Nous sommes un peu honteux que l’on nous voie nus. Alors, pour nous défendre des regards indiscrets, nous pimentons notre tragédie d’un peu d’humour afin d’essayer de donner le change. »
J’ajouterai une confidence personnelle de Mentor et m’arrêterai, car nous arrivons à la limite où va commencer l’indiscrétion. « Mon rêve aurait été d’être médiocre, j’entends par là d’avoir une vie banale, sans histoires, comme tout le monde… Mais la vie ne se soucie pas de mes rêves. »
Tout homme, chacun le sait parfaitement, se situe au point de concours de forces contraires. Pour les uns l’équilibre est facile, heureux. Les autres vivent écartelés. Nous touchons ici, il me semble, sinon à l’explication complète, du moins à un aspect particulièrement important de l’œuvre de Mentor. Son rêve eut pu être réalité… Les circonstances en décidèrent autrement. A chaque instant, en proie à la lutte intérieure, doit combattre contre lui-même. Son œuvre traduit l’aspiration à l’harmonie, à la grandeur stable, à la quiétude. Elle dit aussi l’angoisse… A l’impassibilité apparente. Mentor demande sans cesse la force de vaincre les contradictions.
Telles que je les ai inscrites devant les toiles, je transcrits ici quelques réflexions. Leur spontanéité fera, je l’espère, passer leur désordre : « Il est à la fois sensuel et froid, puissant et délicat, passionné et impassible, proche et sensible quand il semble être lointain. »
« Il pourrait être brutal, il est tendre et sa tendresse prend le masque de la force. »
La matière et la couleur riches, savoureuses, hypertrophiant sensation du concret, voisinent avec des surfaces, des fonds discrets, mystérieux et se font valoir mutuellement. » « On pourrait le croire fauve ou baroque, il est roman. On pourrait le croire de discipline cubiste, il se plaît aux jeux de la sphère et des courbes. »
« Des droites froides et brutales barrent les nus chauds et harmonieux. » Ces observations paraissent-elles trop subjectives, trop liées aux troubles du moment ? on ne contestera pas que Mentor occupe dans notre peinture une place importante et singulièrement attachante, que sa peinture est riche de sens humain et d’émotion, que ses résonnances sont profondes et qu’elle réserve toujours cette marge de mystère qui caractérise l’œuvre d’art véritable.

Jean ROLLIN,L'Humanité, 13 octobre 1961

Quelle est la signification du mot « expressionnisme », qui désigne l’importante exposition d’œuvres de Nakache, Mentor, Foss et Letellier au musée Galliera ? Dans son récent ouvrage, La peinture expressionniste, Waldemar George rappelle qu’à un camarade lui signalant la longueur exagérée d’un bras de sa Médée, Delacroix rétorquait : « Je le sais, mais l’expression y est ». Ne s’agit-il pas là, suggère Waldemar George, d’une profession de foi expressionniste ? Et il ajoute : « Le mot d’ordre de l’Ecole pourrait être cet extrait de la lettre de Van Gogh dans laquelle le peintre de l’Arlésienne déclare : « Je désire exprimer par le rouge et le jaune les terribles passions humaines. » Déformation volontaire de la réalité objective, exacerbation des couleurs et de leur rapport entre elles, caractérisent l’expressionnisme. On en trouve déjà maints exemples chez Bosch, Goya, Daumier. Parmi les modernes, Ensor, Permecke, Rouault, Picasso, Soutine et Gruber entre autres, doivent être considérés comme des porte-drapeaux de l’art expressionniste.
Armand Nakache s’inscrit dans cette tradition. Jalonnée de visions amères, peuplée de créatures fantastiques et de monstres, son œuvre torturée, apocalyptique même, est chargée d’angoisse, lourde de pessimisme. Moins outrancière, assez sentimentale apparaît la création d’olivier Foss qu’influence l’esthétique cubiste. Quant à Letellier, jeune peintre attentif aux spectacles de la nature qu’il traduit avec sensibilité, il semble abusif de le rattacher à un mouvement aussi nettement défini que l’expressionniste. En ce qui concerne Blasco Mentor, son originalité est telle qu’elle ne permet guère de le situer dans une école quelconque. C’est dans la lignée des maîtres espagnols que s’inscrit cet exilé obsédé par le souvenir et les regrets de la patrie perdue. Loin, cependant, de s’effilocher en plaintes nostalgiques, sa peinture est un hymne de confiance et d’espoir à la gloire de son peuple.
On retrouve au musée Galliera quelques-unes de ses toiles aux couleurs exaltantes qui, en avril dernier, à la Galerie Urban, affirmaient la vitalité d’un art volontaire et d’une puissante sensualité. Mentor qui emprunte au cirque, aux kermesses populaires, aux paysages méridionaux et à la splendeur du corps féminin ses plus riches arguments, présente ici, pour la première fois, deux vastes compositions de 3 mètres sur 2 chacune. Au rythme allègre des danseurs de Fandango, qu’accompagne un chant venu du plus profond des âges, s’oppose langoureux Concert à la Maya, où l’on voit un orchestre de clowns charmer la rêverie d’une belle Andalouse. Une poésie fervente et chaude, quelque chose de dyonisiaque et de sacré en même temps qu’un accent tout à fait nouveau émane de ces chefs-d’œuvre capables de ridiculiser M. Malraux quand il affirme que la grande peinture a cessé d’être figurative.

Jean ROLLIN,L'Humanité, 31 décembre 1962

Mentor a intitulé Espagne 39 le tableau qu’il exposera pendant les mois de janvier, février et mars à l’occasion du 12e Salon des Peintres Témoins de leur Temps, au musée Galliera. Ce catalan exilé pouvait-il mieux répondre au thème proposé : « L’Evénement », que par un rappel des luttes et des souffrances de son peuple ?
En 1939, l’Espagne a touché à l’extrême limite du malheur. « La guerre était terminée, lit-on dans un livre récent, mais sur l’Espagne éclata la paix terrible des échafauds, des pelotons d’exécution à l’aube, des tortures inquisitoriales, de l’extermination sans pitié (…). Dans des flaques de sang s’éteignit le foyer d’héroïsme qui durant 32 mois avait éclairé le monde. » (1). Espagne 39 : Dans un champ d’oliviers, les cadavres d’un homme et d’une femme, odieusement mutilés, ont été abandonnés par leurs bourreaux. Garrotté à un arbre, l’homme est resté à genoux. La femme, pendue par les pieds étreint encore son enfant massacré lui aussi. La partie gauche du tableau est embrasée par un incendie.
Traitée avec de faibles moyens, une œuvre aussi sanglante donnerait la nausée. Il fallait éviter l’aspect et les attitudes trop réels qui, sans même restituer la vérité du document photographique eussent détourné l’attention de l’essentiel. L’important n’était pas de montrer trois cadavres, mais de dégager le caractère particulier et la signification générale d’une évocation à laquelle la bestialité des mercenaires franquistes a servi de prétexte. « J’ai voulu aller jusqu’au bout de ma démarche, dit Mentor, prouver que la guerre d’Espagne, guerre à la liberté et aux berceaux, n’était pas un conflit comme les autre et témoigner contre le fascisme. »
La valeur d’Espagne 1939 tient avant tout aux qualités picturales du tableau ; à l’ampleur de la composition qui développe le drame sans effets théâtraux inutiles ; à la « merveilleuse entente du pittoresque dans le grand », ainsi que l’écrivait Eugène Fromentin à propos d’un chef-d’oeuvre de Rubens. Car il s’agit ici d’une page où le concert des couleurs, comme dans Le Martyre de saint Liévin, est destiné à l’expression d’un « meurtre ignoble et sauvage » (2).
Ce concert est d’une telle beauté qu’on peut oublier l’horreur de la scène pour se réjouir de la réussite artistique du peintre et analyser la richesse d’une palette aux notes raffinées, goûter la superbe harmonie des formes. Loin d’affaiblir la portée idéologique du tableau, le recours au prestige d’un métier supérieur était indispensable à l’artiste pour lui permettre de formuler sa pensée avec une éloquence capable de nous émouvoir. Quelle création ambitieuse de révolter les consciences, atteindrait son objet si elle donnait lieu à un tableau repoussant ? Des tons fauves du paysage campagnard au bleu violent du ciel, le regard se promène dans une apothéose de lumière dont la splendeur, baignant les corps des suppliciés, fait honte aux hommes d’un tel massacre. Ce qu’on éprouve devant cette toile qui crie la douleur de la vie profanée, c’est, en même temps qu’une fascinante impression de silence et d’immobilité, le sentiment de la catastrophe totale, irrémédiable : la barbarie fasciste a fait son œuvre !
Pour Mentor, Espagne 1939 marque le début d’une épopée. Une série d’autres tableaux suivront. Tous traiteront des horreurs du fascisme et de la guerre.

(1) 986 jours de lutte (la guerre révolutionnaire du peuple espagnol). Préface de François Billoux. Editions Sociales, 1962
(2) Eugène Fromentin : Les Maîtres d’autrefois.

Arts, janvier 1963

"La guerre d’Espagne", de Blasco Mentor, d’une extraordinaire puissance tragique, est la plus saisissante sans doute des toiles inspirées par le thème de l’évènement. Bien différente de « Guernica », de Picasso, cette composition s’impose par son réalisme direct, presque insoutenable, mais ennobli par la pureté sculpturale, d’une étrange et poignante douceur, des beaux corps éternisés dans l’instant de la mort.

R. W. DE CAZENAVELa côte des peintres, février 1964

Paris, ça chante dans toutes les têtes de tous les gars de vingt-cinq ans qui ont des choses à dire.
Blasco Mentor, le peintre Blasco Mentor, n’a pas échappé au sortilège.
La ville de Clémence Isaure et son décor de pierres roses ne surent pas, à l’époque le retenir. Il est vrai que pour y vivre un sort ingrat l’avait contraint à s’y faire peintre en bâtiment.
Allez donc accepter cela d’un cœur léger, lorsque comme lui, on sort en droite ligne de l’Ecole de Paris de Barcelone, diplômé, consacré et plus enclin rêver aux chefs-d’oeuvre que l’on pourrait enfanter, qu’à la solidité des enduits que l’on étend sur des murs sans noblesse. Ce fut là, sans doute, l’une des bonnes raisons, qui le firent un beau soir, sauter dans le train qui fonçait vers Paris ; tout n’est-il pas permis quand on rêve ?
Les quais de la Gare d’Austerlitz, les rives brumeuses de la Seine, l’indispensable et lancinante tour Eiffel, l’Opéra, la Madeleine et les Grands Boulevards l’accueillirent comme il se devait ; son rêve en marche, en somme ! Il devait prendre fin, au soir de ce beau jour, dans la chambre d’un hôtel borgne d’Aubervilliers, car Blasco Mentor et son épouse, deux cœurs, un seul espoir et une même bourse, n’avaient que trois mille francs en poche ! Et n’eût été la rencontre providentielle qu’il fit d’un compatriote inconnu, entre Espagnols, on se reconnaît fatalement, dans une rue parisienne, le voyage et les rêves de Blasco se seraient arrêtés là ! Le compatriote dont il était question était un homme plein de ressources ! Il eut tôt fait de trouver un logement à ses amis. Une modeste, très modeste chambre, aimablement prêtée par une dame charitable qui consentit, sur sa demande, à abriter le couple aventureux fit l’affaire !
Ajouter à cela, me précise Blasco encore bouleversé à l’occasion de ce souvenir, que notre hôtesse régnait dans la journée sur les fourneaux d’une cantine scolaire, et tu comprendra vite pourquoi à cette époque nous pûmes ma femme et moi, manger à notre faim. Ma chance commençait. Quelques jours plus tard, entraîné par mon compatriote, je me rendis à la Salle Pleyel où avait lieu, un festival consacré à l’Espagne. Je ne me souviens plus aujourd’hui du spectacle qui s’y déroula. Mais ce dont je me souviendrai toujours c’est la rencontre que je fis du Directeur de Pathé-Marconi et de l’un des chanteurs qu’il voulait lancer à l’époque : Luis Mariano. Je sortis du festival, avec en poche, la commande ferme d’une affiche. Or j’avais pour mission de représenter l’artiste, sa silhouette désormais célèbre et son sourire qui ne l’est pas moins ! Cette affiche, un véritable porte-bonheur fut acceptée par Mariano ; elle devait être suivie de beaucoup d’autres.
Ce furent ensuite des décorations de paquebots, des décors pour les présentations du Syndicat de la Haute Couture. Je gagnais de l’argent, j’étais tranquille pour l’avenir, mais hélas je ne faisais toujours pas de peinture et j’étais venu pour cela !
Durant le temps que me laissait ma chasse à la vedette, je peignais mes premières toiles ; mais si l’on admirait mes affiches, ma peinture, je dois l’avouer, laissait tout le monde indifférent. C’est tout juste si l’on ne me blâmait pas de perdre des heures à l’exécution de tels barbouillages ! Enfin avait-on l’air de me dire, si cela vous amuse ! Cela ne m’amusait pas, c’était plus grave, je n’avais que ce désir en tête ! Naturellement, je m’obstinais. Je m’obstinais jusqu’au jour où un marchand consentit à s’intéresser à mes essais. Altarriba, pour ne pas le nommer, me proposa d’effectuer ma première exposition. L’affichiste était dès lors mort en moi, le peintre lui succédait sans remords mais je dois le dire un peu inquiet quand même ! Car si mes vedettes me faisaient vivre largement, en serait-il de même de mes tableaux ?
Altarriba me soutint avec toute l’énergie que ce diable d’homme, met à défendre la peinture ) laquelle il croit !
Il se démena si bien qu’il me fit accepter par Jacques Mettey, aujourd’hui disparu et qui m’accueilli dans sa célèbre galerie du Faubourg Saint-Honoré. Dès lors, mes expositions se succédèrent, elles connurent des fortunes diverses, mais dans l’ensemble les résultats n’en furent pas mauvais. Elles me valurent d’être placé hors-concours du Prix de la Critique et le Prix du Dessin décerné par la revue d’art Le Peintre. Depuis, eh bien mon Dieu, depuis j’expose dans les principaux salons parisiens : Comparaisons, Automne, Indépendants, Ecole de Paris, etc…, et je fais de nombreuses expositions à l’étranger. J’ai notamment participé à l’Exposition Internationale de Turin et j’ai des œuvres, au Japon et jusqu’en U.R.S.S.
Mais pour ne rien te cacher, c’est encore et toujours Paris que je préfère. Paris où je réside et où je suis heureux de peindre.
Heureux de peindre, Blasco Mentor n’aurait guère besoin de le dire. Sa peinture, son art tout entier suffirait à le démontrer.

Raymont COGNIATMedica n°41, septembre-octobre 1964

Dès le premier abord, l’art de Mentor ne semble se réclamer d’aucun précédent, n’appelle pas les références à des écoles et à des esthétiques de son temps ou du passé. Il se présente tout simplement comme une entité humaine sans se rattacher à quelque aîné ou à quelque contemporain. Ce n’est pas cependant un art orgueilleux, agressif, qui renie les autres expressions ; simplement il a son autonomie et il faut l’accepter ou le refuser tel qu’il est car il ne cherche pas à se justifier pas des raisonnements. En toute circonstance il reste plus près de la sensation que de la raison. Dans les commentaires qu’il a suscités on a pourtant cité le nom de Gromaire, parce que la plénitude de ses formes, et spécialement de ses nus, aboutit à des volumes nets, presque géométriques : mais il les a conçus en un temps où il ne connaissait pas encore l’œuvre de Gromaire. Lorsqu’il a vu celle-ci, lorsqu’on lui a signalé cette parenté, il en a été touché comme d’une révélation, comme la preuve que, lui aussi, était un peintre. En fait, la forme, chez Gromaire, est une stylisation volontaire, probablement issue du cubisme, mais avec quelque chose de sensiblement plus humain. Chez Mentor, ce n’est pas une conséquence de théories plastiques, mais un état de plénitude, d’épanouissement physique. Chez Gromaire le personnage est presque un symbole à force de rigueur, chez Mentor, au contraire, il est très individualisé.
On a parlé aussi de Modigliani, parce que ses nus ont une stabilité dans la forme et dans l’esprit, des attitudes simples et s’enferment dans un cerne qui limite nettement les volumes. Aussi parce que les couleurs dorées et la nature un peu rugueuse de la matière paraissent proches. Mais, là encore, il s’agit d’une rencontre superficielle, puisque les intentions, l’état d’esprit qui engendrent ces formes sont très différentes. Chez Modigliani, il y a une recherche d’allongement élégant, d’arabesques épurées, alors que chez Mentor au contraire on se trouve plutôt devant une condensation de la forme, ramassée sur elle-même, dont l’ampleur refuse les grâces légères et cherche une pesanteur physique, presque une lourdeur.
Liquidons aussi ce qui a été dit sur les traditions nationales qui ne suffisent pas à définir cet art. Certes, il y a chez lui quelque chose d’espagnol : par le choix des sujets, par une sorte de gravité dans l’inertie qui fait penser à Solana, mais on peut peindre des scènes de cirque, des danseuses et des joueurs de mandoline, sans pour autant être espagnol. Pourquoi aussi, dans ces conditions, ne pas citer dans ses antécédents Rubens, sous prétexte qu’il a peint des fêtes foraines et des femmes plantureuses ?
Il nous semble plus juste d’essayer de voir Mentor exclusivement à travers sa peinture et d’aborder celle-ci directement, sans idée préconçue, sans même tenir compte de la chronologie, pour être bien sûr de ne pas se laisser entraîner à une démonstration raisonneuse, alors qu’il s’agit avant tout de sensibilité, de perception physique. Tout au plus, pour mettre un peu d’ordre dans cette découverte, proposerons-nous un classement par sujet. D’ailleurs, l’évolution de Mentor est moins importante que sa permanence et les multiples possibilités de son talent sont surtout marquées par la façon dont il aborde les thèmes.
Aussi sommes-nous appelés à parler en premiers lieu des grandes compositions dans lesquelles l’artiste met en scène de nombreux personnages, voire des foules. On y apprend tout de suite l’importance qu’il accorde à la répartition de la lumière, à l’organisation des grandes masses ; on y acquiert aussi la certitude de l’impossibilité où il st de supporter le vide, de ce besoin qu’il éprouve de mettre partout de la couleur, des formes, des mouvements, et de donner à ses sensations le contour de choses réelles, que ce soient des personnages, des objets, des lanternes ou même un rayon lumineux, il ne se contente pas d’une vague allusion, d’un flou suggestif. L’espace chez lui n’est jamais un espace imprécis, mais un enchaînement de plans définis et animés. Cette nécessité presque physique entraîne inévitablement une construction plastique très étudiée et en peut se satisfaire dans l’improvisation. On sent dans ce genre de composition comment l’art de Mentor pourrait rapidement devenir un art mural, avec ce sens du monumental qui caractérise certains peintres mexicains contemporains, naturellement dans un tout autre esprit. L’intérêt de ces grandes compositions complexes est aussi dans la façon dont Mentor traite la foule, ne se contentant pas de suggérer, par des groupes isolés, l’idée d e multitude, mais entrant dans le détail des compositions individuelles, nous préparant à comprendre ce qu’il veut dans le sujet moins vaste. On peut isoler des fragments de ses compositions sans leur faire perdre leur qualité d’organisation de l’espace, ni leur densité et l’on découvre alors ce qu’ils ont d’individuel.
Nous retrouvons tout cela dans les sujets moins collectifs, dans les scènes de danse ou de cirque, e même dans les tableaux qui se composent plus classiquement, plus paisiblement, avec deux ou trois nus. Les scènes de cabaret, de cirque, comme les compositions précédentes, mettent encore l’accent sur un côté populaire de l’art de Mentor, mais un art que l’on sent populaire par la saveur, la chaleur qui en émanent, beaucoup plus que par un pittoresque folklorique qui ne joue là aucun rôle. Il y a d’ailleurs dans toute l’œuvre de cet artiste trop de gravité pour qu’elle puisse se nourrir de séductions extérieures.
On ne trouve même pas dans ses scènes de cirque le souvenir de l’admiration qu’il eut dans sa jeunesse pour « les Saltimbanques » de Picasso, bien qu’il sache que Picasso est un homme de génie ; le cubisme non plus, qu’il a connu dans sa jeunesse en Espagne, ne semble pas avoir laissé quelque trace que ce soit en lui. Si solides que soient ses constructions, elles ne sont jamais rigides ; elles conservent une souplesse qui entraîne entre elles les formes plutôt que de les opposer. Cela devient très évident lorsqu’on aborde les tableaux de nus, lorsqu’on s’approche plus encore de cette réalité que nous avons vue an début d’assez loin et que, maintenant nous touchons presque avec le grossissement d’une présence un peu obsédante.
Souvent, ses nus de femmes occupent toute la surface de la toile, laissent peu d’ai circuler autour des corps, peu de place pour les gestes des membres. Même pour les suggestions de mouvements, l’artiste choisit les moments les plus stables, les instants d’immobilité entre deux mobilités. Ses personnages sont lourds de sommeil et lorsqu’ils sont éveillés ils ont la fixité du repos. Mais cette immobilité est chaude de vie ardente ; le sang circule dans ces chairs épanouies, comme rayonne la lumière de la pâte rugueuse dont se sert l’artiste.
Tout cela s’incarne d’une façon plus absolue encore, presque obsédante, dans les portraits. Avec eux, nous abordons la dernière catégorie des œuvres de Mentor, la vision toute proche d’une humanité qui ne prétend pas être une pensée et qui a pourtant une présence lourde, une existence opaque, transformant la figure humaine en objet pesant où le regard ajoute une lueur inquiète et profonde. Déjà, avec les « Bouquets de fleurs », on pouvait voir une matière légère se transformer et prendre une certaine opacité sans pour autant renoncer à être vivante. Dans les portraits, cette faculté de transfiguration s’accentue jusqu’à être oppressante. Ici, il n’y a plus ni fantaisie dans le décor ou les attitudes, ni habileté dans la composition, ni beauté sensuelle des corps ; tout est réduit au regard, à la matière, de la pâte colorée, à l’intensité abstraite de cette alchimie qu’est la peinture pure.
Peut-être resterait-il à parler de l’homme lui-même, à rappeler qu’il est espagnol, qu’il passa dans sa jeunesse pour un enfant prodige, tant ses premières œuvres montraient des dons ; qu’il connut la guerre d’Espagne et qu’il subit celle de France dans les camps ; qu’il arriva à Paris après la Libération, démuni de ressources mais non d’espoir et qu’il exerça de multiples activités. La chance fit qu’il composa une affiche pour Luis Mariano, à la suite de laquelle la Maison Pathé Marconi lui demanda de nombreuses autres compositions et lui assura ainsi pendant quelques temps une modeste sécurité matérielle grâce à laquelle il put continuer à peindre. Il eut donc plus à lutter contre ses propres hésitations que contre un sort malveillant. Il rêvait de peindre avec la légèreté des Impressionniste et sa plus grande admiration allait à Raoul Dufy : « Ma peinture d’éléphant, dit-il, me donnait des complexes. Devant Monet, je me disais que je ne serais jamais peintre. » Car, plus il repeignait ses ciels, plus ils s’alourdissaient. L’amitié de George Besson – qui a détecté tant de talents – lui a été précieuse en lui donnant confiance, en le poussant à monter ses œuvres, ce qu’il avait osé faire pendant des années.
Encore maintenant, il se montre insatisfait car, dit-il, « j’aimerais faire de la peinture légère et je travaille, et plus je travaille sur ma toile, moins j’y parviens. »
Toute l’histoire de la meilleure peinture n’est-elle pas faite d’artistes insatisfaits d’eux-mêmes parce qu’ils n’ont jamais réussi à être exactement ce qu’ils désiraient ?

Jean ROLLIN, L'Humanité, 14 mars 1966

Le Grand Prix des Peintres Témoins de leur Temps a été décerné à Mentor, au cours d’une réception qui s’est déroulé vendredi soir, au Musée Galliera. De nombreux artistes, critiques d’art et personnalités parisiennes assistaient à cette manifestation. Dans l’allocution qu’il a prononcée à l’occasion d la remise du prix (chevalet symbolique), Isis Kischka, secrétaire général des Peintres Témoins de leur Temps, indiqua que la récompense attribuée à Mentor était justifiée non seulement par le talent de cet artiste, mais par les qualités dont il a fait preuve depuis de nombreuses années en traitant de grands sujets. Ce sont précisément ces qualités qui ont motivé la décision de la municipalité de La Courneuve de confier à Mentor la décoration, à laquelle il travaille actuellement, de la Salle des Fêtes d’une nouvelle maison du peuple : 300 m2, sur le thème « La Conquête du bonheur ».

Le Journal du canton d'Aubervilliers, 1er avril 1966

À la « Maison du Peuple » de La Courneuve : Mentor peint : « LA CONQUÊTE DU BONHEUR »
Les Courneuviens ont des raisons particulières de saluer l’attribution à Mentor du grand prix « des Peintres Témoins de leur Temps », que nous avions annoncé la semaine passée.
Dans la salle de spectacles et de conférences de la Maison de Peuple, en cours d’achèvement av. Paul Vaillant-Couturier, Mentor travaille en effet à une composition épique de trois cents mètres carrés, commandée par la municipalité, sur le thème de la « Conquête du Bonheur ». La maquette et de nombreuses esquisses, déjà réalisées par l’artiste, permettent d’envisager cette œuvre monumentale avec espoir : Mentor lui consacre tout son talent, tout son cœur, et il est un des maître peintres de notre époque.
Blasco Mentor est né à Barcelone en 1919. Il a fait ses études à l’école des Beaux-Arts de cette ville. Il combattit valeureusement pendant la guerre civile et, après 1939, connut les camps de concentration que le gouvernement français d’alors réservait aux héros de l’armée républicaine. Comme beaucoup de ses compatriotes, Mentor a pris une part active à la Résistance, dans les détachements de F.F.I. du Var.
Au fil des années qui suivirent la Libération, Mentor s’est rapidement imposé comme l’un des artistes les plue en vue de l’Ecole de Paris. En 1953, il obtient le prix du dessin et est déclaré hors concours par le jury du Prix de la Critique. Ses expositions particulières dans la capitale (1946-1050-1953-1959-1961) consacrent son talent et son originalité.
A Lyon, au Musée de Mulhouse, à Poitiers et au Musée Galliéra, il a présenté des ensembles homogènes fort admirés. Il s’est fait apprécier dans maintes expositions de groupes, en France, en Italie, en U.R.S.S., au Japon, en Allemagne. Plusieurs décorations (Ballets espagnols au Théâtre Sarah Bernhardt en 1952), Paquebots Jean Mermoz, Louis Lumière, Brazza, Clément Ader, ont montré d’autres aspects attachants de sa création. Mentor doit sa notoriété à ses dons de coloriste, qui font de lui un vrai fils de Vélasquez, et à ce goût de la vie qui le porte vers des thèmes où l’homme, comme dans la « Conquête de Bonheur », a la part la plus belle. « Il est farouchement et d’instinct un témoin de son temps, qu’il peigne les petites gens d’un village provençal, un bal populaire, une académie de dessin, un épisode de tauromachie, la fatigue amoureuse d’un couple », notait naguère George Besson.
Un autre critique d’art réputé, Waldemar George, a pu écrire : « Mentor a recours à un langage plastique, qui est le bien commun de sa génération. Les liens qui le rattachent d’une part à la France et d’autre part à l’Espagne, n’en sont pas moins perceptibles à l’œil nu (…). A la France, qui est sa seconde patrie, il est redevable, comme il le dit lui-même dans une conversation avec Jean Rollin et Taslitzky, de son gai savoir et de son beau métier, de sa science du dessin et de son art d’organiser l’espace (…). L’œuvre d’art, telle qu’il la conçoit, est une affirmation, une libre entreprise et une initiative ».

L'Humanité, 20 février 1967

Le maire de la Courneuve, notre camarade Houdremont, a présenté samedi à un public d’artistes, d’écrivains et de critiques d’art, la monumentale fresque murale qui décore la salle des conférences et de spectacle de la nouvelle Maison du Peuple de la ville. Autour du maire et du peintre Blasco Mentor, créateur de cette magnifique « Conquête du Bonheur », on notait la présence de M. Jacquinot, secrétaire générale du syndicat de la presse artistique française, Jean Milhau, président de l’Union des Arts plastiques, Braun, éditeur, Maximilien Gauthier et Waldemar George, Roger Bordier, écrivains d’art, de Jean Marcenac, Francis Cohen, directeur de « La Nouvelle Critique », de Jacques Ralite, vice –président de la Fédération nationale des centres culturels communaux, Mme Banaigs, conservateur du Musée de Saint-Denis, des peintres Moretti, Taslitzky, Amblard, Clero, Milshtein, Beauregard, Pichette, Kischka, des critiques d’art Charmet, Adam, Daleveze, Dornand, Lannegrand d’Augimont, Tassart, Jean Rollin, des sculpteurs Salmon et Gibert, de M. Gaudibert, animateur du musée d’art moderne de la ville de Paris, etc.
Le ferronnier d’art Raymond Subes, qui a réalisé la rampe d’escalier du hall s’était fait représenter.

Maurice TASSART, Le Parisien libéré, 20 février 1967

L’inauguration de la « Maison du peuple » de la Courneuve, qui a eu lieu hier, aurait pu n’être qu’un événement local. Mais la façon dont a été conçue et réalisée sa décoration en fait l’équivalent de « Fée Electricité » de Dufy ou de la chapelle, peinte par Matisse des Dominicains de Vence.
Non contente de commander au ferronnier d’art Raymond Subes un escalier intérieur d’une rare élégance, la municipalité de La Courneuve a confié sa salle de spectacles à Blasco Mentor, qui voit grand, a traité sur 400 mètres carrés la Conquête du bonheur. Au plafond, quatre grandes figures masculines symbolisant les quatre points cardinaux. Sur le mur de gauche, encadrant trois fenêtres, quatre belles natures mortes qui évoquent les indispensables nourritures terrestres. La composition principale se développe sur le mur de droite et celui du fond, face au public, le rideau de scène compris. Elle illustre l’effort pathétique de l’humanité pour s’extraire de la barbarie et du chaos, jusqu’à l’explosion de couleur et de joie qui en est l’apothéose. Tout cela peuplé d’hommes, de femmes et de quelques animaux, sans accessoires allégoriques ni allusions politiques, Mentor a su échapper au double écueil de l’académisme pompier et d’un certain « engagement ». Quand à ce dernier point, il convient d eféliciter aussi M. Houdremont, maire de La Courneuve, qui, suivant l’expression même de l’artiste, ne lui a pas « cassé les pieds ».
Voici donc la peinture revenue à sa vocation première, qui est monumentale et architecturale, Souhaitons que l’exemple soit bientôt suivi.

Maximilien GAUTHIER, Nouvelles littéraires, 23 février 1967

Une maison du peuple a été inaugurée dimanche dernier à La Courneuve. Œuvre déjà remarquable sous le rapport de l’architecture, elle comporte une salle de spectavcle dont la décoration murale, due à Blasco Mentor, peintre catalan de l’école de paris, est une admirable composition intitulée La Conquête du bonheur, mais qui pourrait aussi bien être l’Ascension de l’humanité.
Sur quatre cent mètres carrés de surface, elle groupe plus de cent figures harmonisées, dans un style vigoureusement monumental – nullement anecdotique – pour donner à ressentir, tant par le dessin que par la couleur, l’exaltante synthèse des faits dont l’enchaînement constitue la trame d’une aventure qui commencée dans la nuit des temps connaît aujourd’hui son point culminant dans la conquête de l’espace.
On voit l’homme primitif s’assembler à ses semblables pour renverser un mur sombre symbolisant les puissances hostiles de la nature. C’est ensuite la découverte du feu, la domestication du cheval, les progrès de l’agriculture, la naissance des villes, la pacification des empires ; la danse, les spectacles, les jeux ; les nourritures terrestres formant de somptueuses natures mortes.
Eloquent sans la moindre redondance, le style de Mentor s’impose comme celui d’un grand lyrique de la peinture, mais attentif à fonder ses effets sur une ordonnance ou la géométrie joue le rôle qui est le sien : celui d’un support agréable à la raison (pas davantage). Il s’agit tout à la fois d’une étonnante réussite et, on l’espère, d’une leçon.
Dans le hall de ce même établissement, Raymond Subes a édifié un escalier hélicoïdal en acier poli inoxydable ; son caractère de chef-d’œuvre, tant sous le rapport du goût que de la parfaite technicité, sera particulièrement apprécié par une population composée en grande partie d’ouvriers de la métallurgie.

Journal du canton d'Aubervilliers, 24 février 1967

La Courneuve ne figure pas sur le parcours habituel des critiques d’art ; ce sont plutôt les musées et les galeries parisiennes qu’ils fréquentent. Un groupe d’entre eux, parmi les plus représentatifs, avait cependant répondu samedi 18 février à l’invitation de Jean Houdremont, de venir visiter la Maison du Peuple. Ils parcoururent le Foyer des Jeunes, les salles réservées aux réunions et aux jeux, les laboratoires photo, la bibliothèque. Mais bien entendu, c’est aux réalisations artistiques : le grand escalier hélicoïdal du hall dessiné par l’architecte communal René Py et pourvu d’une rampe élégante du maître-ferronnier Raymond Subes, l’héroïne Zoïa du sculpteur Salendre, et la décoration murale de 400 mètres carrés « La Conquête du bonheur » exécutée par Mentor dans la salle des spectacles qui devaient accorder le plus d’attention.
Autour du maire, de James Marson, 1er adjoint, de l’architecte, de Mentor, du fils et principal collaborateur de Raymond Subes, on notait la présence des critiques et écrivains d’Art, Jean Jacquinot, secrétaire général du Syndicat de la presse artistique française ; Waldemar George, Maximilien Gauthier, Jean Marcenac, Maurice Adam, Guy Dorand, Raymond Charmet, Christian Gleinu, Jean Daleveze, Lannegrand d’Augimont, Maurice Tassart, Jean Rollin, du romancier Roger Bordier, Prix Théophraste Renaudot 1961 ; des peintres Jean Milhau, président de l’Union des Arts plastiques et Cleo, secrétaire général de cette organisation ; Moretti, Pichette, Kischka, Milshtein, Taslitzky, Amblard ; des sculpteurs, Françoise Salmon et Gibert ; de M. Pierre Gaudibert, conservateur-adjoint et animateur du Musée d’Art moderne de la ville de Paris ; de Mme Banaigs, conservateur du Musée de Saint-Denis ; Pierre Braun, éditeur ; assistaient également à cette présentation qui fit la plus forte impression ; Jacques Ralite, vice-président de la Fédération nationale des Centres culturels communaux ; Francis Cohen, directeur de la revue « La Nouvelle Critique » ; Pierre Juin, chef de la rubrique culturelle de « L’Humanité » et Beauregard, directeur de la Maison du Peuple.

Jean ROLLIN, L'Humanité, 3 mars 1967

Pour beaucoup de vieux parisiens, le nom de la Courneuve évoque encore le souvenir de l’explosion du dépôt de munitions qui ravagea cette bourgade de maraîchers il y a un demi-siècle. 44.000 personnes habitent maintenant La Courneuve, devenue cité industrielle. La municipalité communiste y multiplie les réalisations. Au nombre de celles-ci figure la Maison du peuple et de la Jeunesse Guy-Môquet, inaugurée le 19 février sous la présidence de Waldeck Rochet. Ce bâtiment, dessiné par l’architecte René Py, avait été présenté la veille aux critiques et écrivains d’art qui visitèrent le foyer, les laboratoires photo, la bibliothèque. Bien entendu, c’est aux travaux de décoration, exécutés par Subes et Mentor, qu’ils devaient se montrer le plus attentifs. Une récente exposition des œuvres du maître ferronnier Raymond Subes, à l’Ecole Polytechnique, a mis en lumière la qualité de son invention et l’étendue de son savoir. La pierre, le béton, la verdure des jardins servent de support ou de cadre à sa création.
Inspirés volontiers par les rythmes et les symboles de la nature, ses grilles, ses portes, ses balcons, ses décors mobiliers allient la noblesse d’esprit à la simplicité. La rampe que Raymond Subes a conçue pour l’escalier hélicoïdal du hall de la Maison du Peuple offre l’aspect d’une élégante volute en acier poli inoxydable. La main-courante repose sur une succession de barreaux courbés vers l’extérieur en forme d’arabesque qui semblent animées d’un gracieux mouvement aux yeux du spectateur qui monte ou descend les marches. C’est la première fois qu’un ferronnier d’art est sollicité pour exercer son talent dans un bâtiment public de banlieue ouvrière.
La décoration de Mentor offre un exemple comme on n’en a guère connu de semblable dans la vie d’une commune. Il est rare que sans l’appui financier de l’Etat (M. Malraux, ministre sans le sou serait bien en peine de l’accorder, même s’il en avait envie), une municipalité embauche un artiste pour travailler pendant un an sur un thème qu’elle lui a proposé. On n’imagine pas en tout cas que le dessein de faire illustrer la Conquête du Bonheur puisse tenter un maire U.N.R. Il lui faudrait une ambition que la médiocrité de son idéal social ne saurait justifier. Allez donc prier un peintre de célébrer le bonheur pour Dassault ou les administrateurs de la Banque de Paris et des Pays-Bas : il vous rira au nez… Donner de la recherche obstine du bonheur une interprétation plastique capable d’en exprimer le sens et la beauté, voilà quelle tâche exaltante Mentor, au mois d’octobre 1965, s’est trouvé confronté. Il avait les moyens d’y faire face. Peintre de figures aussi bien que de paysages, d’animaux et de natures mortes, peintre complet, Mentor s’est affirmé dans de nombreuses compositions de caractère monumental. La reconnaissance de son aptitude à traiter de grands sujets, le Prix des Peintres Témoins de leur Temps lui fut décerné l’an dernier.
La salle de conférence et de spectacles que Mentor avait à décorer mesure 20 mètres de long, 10 mètres de large et 5,50 mètres de haut. L’artiste reçu mission de tout peindre : les murs, le plafond et le rideau de scène, soit une surface de plus de 400 mètres carrés. Le gros œuvre étant alors seul achevé, il avait toute latitude quant au choix de la technique, il aurait pu peindre à fresque comme les Anciens. Mais la palette de la fresque est limitée, moins riche en ressources que la peinture à l’huile. Par contre, ce qu’un peintre de notre époque doit retenir de ses devanciers de la Renaissance, c’est la science qu’ils déployaient dans l’art d’harmoniser les grandes lignes décoratives de leur esquisse et le monument qui leur était confié. Trois mois durant, tandis que des spécialistes préparaient et marouflaient les murs, Mentor exécuta à mi-grandeur une série de cartons pour la mise à carreau du projet.
Cennino Cennini, Florentin qui laisse un traité précieux sur les Primitifs italiens parle du « moment de jouissance incomparable » qu’est pour le peintre le contact de la touche avec le mur. Tandis que le blanc de Céruse disparaissait sous ses teintes flamboyantes et que jour après jour progressait son œuvre, combien de fois Mentor a-t-il éprouvé ce plaisir ! Pourtant, la Conquête du Bonheur fut engendrée dans la peine et le doute. Qui n’a pas vu sur son échafaudage Mentor en sueur et les traits tirés parler de sa « responsabilité » de ses « angoisses » est bien excusable de l’ignorer, car ici tout reflète l’aisance et l’enthousiasme.
Au commencement était le chaos, une grouillante multitude. L’homme naît, sort des ténèbres animales, prend conscience de la solidarité. Puis il capte le feu, renverse mille obstacles, dompte les forces de la nature, et à travers maintes péripéties s’achemine vers une contrées ou règnent l’abondance et la joie. Face à l’immense panneau qui relate cette épopée et en contrepoint avec lui, de somptueuses natures mortes de fleurs, de fruits et de gibiers encadrent les portes-fenêtres qui donnent sur le parc. Le rideau de scène représente un bal, étape d’allégresse, instant de plénitude sur la route conduisant au bonheur dont la conquête se poursuit, d’un bout à l’autre du plafond, par la Ronde de l’Espace, rose des vents glorieuse qui annonce l’humanité pacifiée de demain, maîtresse du ciel et des astres.
Ce qui frappe le plus le spectateur, c’est l’unité de l’ensemble. Unité dans la composition, d’une clarté absolue et dont tous les éléments s’enchaînent, se soutiennent, se répondent. Unité dans la couleur, sobre et vive à la fois, accentuée seulement pour souligner ce que le peintre veut dire, modelant avec puissance ses figures colossales. La vie ardente et multiple qui frémit dans cette œuvre, fit dire à Siqueiros, quand presque achevée il la contempla, qu’elle pourrait marquer le renouveau de la peinture murale en France.
Nous ne saurions trop souhaiter que de partout l’on vienne voir à La Courneuve le chef-d’œuvre de Mentor, exemple de collaboration féconde entre un grand artiste et une municipalité ouvrière. Au fronton de la Maison du Peuple et de la Jeunesse Guy-Moquet mérite d’être gravée la belle parole d’Epicure : « L’amitié fait le tour du monde et nous convie tous à nous réveiller pour la vie heureuse. »

Jean JACQUINOT, Journal de l’Amateur d’art, 25 mars 1967

Nous ne saurions trop applaudir aux efforts poursuivis par les municipalités de grande banlieue parisienne. Après Saint-Ouen, La Courneuve na mérite que des éloges. Son maire n’a-t-il pas confié au peintre espagnol Mentor (que nous admirons plus que Picasso, n’en déplaise à l’illustrissime maître récemment adulé), la décoration de la salle des fêtes de sa « Maison du Peuple » ; vaste surface qui a permis à l’artiste de donner libre cours autant à sa fougue qu’à sa sensibilité.
« La Conquête du Monde » : magnifique thème digne d’inspirer le Michel-Ange de la Chapelle Sixtine auquel Mentor a certainement songé. En effet, il n’est pour nous en convaincre que de regarder ses personnages brossés au plafond.
Nous n’admirons pas moins les somptueuses natures mortes dont l’artiste a décoré les panneaux, entre les fenêtres, de la salle des fêtes – également, l’harmonieux escalier su maître ferronnier Raymond Subes.

J.-M LANNEGRAND D'AUGIMONT, Regain, mars 1967

Pourtant ce n’est pas à Paris, mais à La Courneuve, que nous avons connu la joie artistique la plus complète de février finissant. À La Courneuve, oui. En visitant dans cette cité ouvrière en pleine expansion, la nouvelle Maison du Peuple, plus spécialement destinée aux Syndicats et à la Jeunesse. D’une architecture sobre, le bâtiment s’est surtout imposé à nous par l’exceptionnelle beauté de sa décoration intérieure. Dès l’entrée, dans le grand hall lumineux, non loin d’un buste superbe de Salendre, on peut admirer, en effet, une rampe d’escalier d’un dessin et d’une technique remarquables, chef-d’œuvre du maître ferronnier Raymond Subes. Mais là n’est pas la merveille. C’est en entrant dans la salle des conférences et de spectacle qu’à notre suite vous la découvrirez. Sur la totalité des murs, sur le rideau des scène, sur le plafond, soit sur quelques 400 m2, celle-ci est peinte ; Une immense fresque qui tournoie, vous enveloppe, vous étreint : la Conquête du Bonheur. Depuis les études préparatoires, les projets, les maquettes, jusqu’à son achèvement, elle a demandé près de deux années de travail à Blasco Mentor, son créateur inspiré. Le thème s’ordonne avec noblesse tout au long de la gigantesque composition. Le dessin est de haute qualité, les groupements heureux, les couleurs d’une rare somptuosité. Cette quête du bonheur terrestre est un hymne à la vie, un chant exaltant et grave, une incantation puissante, issue du fond des âges, d’une étrange résonance. C’est beau comme une chapelle romane, pourrait-on dire. Car cet ensemble monumental, unique dans la région parisienne, atteint à une singulière harmonie. Aussi, tous ceux qui ont contribué à sa réalisation peuvent-ils être fiers de cette extraordinaire réussite. Si vous passez un de ces jours prochains sur la vieille route de Flandre, arrêtez-vous à La Courneuve et visitez la merveille signée par Mentor. Vous ne le regretterez pas !

Raymond CHARMET, Medica, avril 1967

Mentor, ce beau nom retentissant est celui qu’Homère donnait à la Déesse de la sagesse, Pallas Athénée, incarnée dans un vieux héros raisonneur, resté proverbial. Aujourd’hui, c’est celui d’un peintre espagnol de Paris, un passionné réfléchi, l’un des artistes les plus étonnants que l’on puisse rencontrer, le seul créateur actuel d’une décoration murale somptueuse comme celle de la Renaissance, la Conquête du bonheur, à la Maison de la Culture de La Courneuve. Il faut la saluer comme une grande œuvre primitive, l’aurore de cette révolution que l’on attend depuis longtemps dans l’art moderne, l’exaltation de la force fantastique de l’humain et de l’amour, hantise profonde de notre monde compliqué, avide d’unité. Quelques critiques dont George Besson qui fut le premier à s’enthousiasmer pour lui. Waldemar George et le jeune Jean Rollin, ont reconnu l’importance de ce peintre indépendant, en vérité bien singulier. Les contrastes paradoxaux de sa race sont poussés en lui à l’extrême – tempérament d’une vigueur irrésistible, doué d’une puissance de travail formidable, Mentor est en même temps un délicat, un raffiné épris de grâce et de noblesse. Révolutionnaire farouche, qui a quitté l’Espagne après la guerre civile, athée convaincu, il déclare que le plus grand poète est saint Jean de la Croix. De plus, à l’absolu de l’âme espagnole, il a uni la culture française, dont il vénère la clarté et le rationalisme. Son art est tout aussi complexe, car rien de grand ne naît de l’élémentaire. « Je suis un peu primitif », dit-il, mais il invoque l’Egypte, la Grèce, admire éperdument Vélasquez et Goya. Il fut un enfant prodige, obtint le premier prix de dessin à l’Ecole des Beaux-arts de Barcelone en 1945, eut un tableau acheté par le musée de cette ville en 1935, à l’âge de quinze ans. Peintre de sujets populaires, voire prolétariens, il aime Raoul Dufy.
Bien qu’ayant légèrement subi l’influence du cubisme et de ses recherches constructives, pratiquant les contrastes des droites et des courbes, il a pourtant adopté une écriture de larges formes arrondies très différentes. En fait, sa simplification robuste ne peut être admise par les tenants de l’art traditionnel, non plus que ceux de « l’avant-garde ». C’est le sort des créateurs originaux d’être exclus par les courants publics, et c’est finalement leur honneur, et leur chance de durer.
Dégagé des manières médiocres et décadentes (ne fut-ce pas le cas de tous les grands peintres jusqu’à Rembrandt et Goya ?), Mentor s’est créé un style très personnel, aux caractères permanents : l’ampleur des figures qui, même dans ses vastes compositions des Peintres Témoins de leur Temps, par lesquels il s’est fait connaître depuis 1953, tendent à déborder le cadre de toutes parts, l’occupation dense et serrée de l’espace, la pureté linéaire des formes, atteignant à la simplicité géométrique, sans jamais pourtant s’écarter de la réalité concrète, même dans ses natures mortes audacieusement transposées, la tendresse légère des tons à dominantes de roses, de jaunes clairs, le rayonnement de la lumière, dévorant parfois des parties entières de la toile. Quant aux thèmes, ils apparaissent divers et essentiels. De l’Espagne il a gardé le goût des flamenco, des corridas, de la guerre civile, traités dans un esprit monumental et synthétique. La France lui a apporté les spectacles innombrables de la vie publique et populaire, les vendanges, un atelier d’imprimerie, la Garde Républicaine, une opération chirurgicale, le cirque, le sport, la plage et bien d’autres. Il a su imposer sa marque aussi au portrait, à la nature morte, au paysage. Cependant, le sujet capital de ses toiles de chevalet reste le nu féminin. La femme épanouie, dont l’ampleur occupe toute la surface du rectangle, ses jambes étant souvent supprimées, incarne l’éblouissement de la chair, devenue la matière première du monde ; sa placidité animale et divine à la fois, dans le rayonnement de sa sensualité féconde, confère à ces peintures la plénitude simple de la sculpture.
Les thèmes multiples de l’art de Mentor se trouvent réunis dans l’immense synthèse de sa « Conquête du Bonheur », où ils prennent un sens et une dimension épiques. La dimension d’abord : ces dizaines de corps serrés en foule, chacun de trois à six mètres, , couvrent quatre cents mètres carrés, nous enveloppant d’une humanité colossale, surgie toute nue du néant, comme à la Sixtine ou dans les fresques de Signorelli à Orvieto. La signification de l’œuvre repose sur la philosophie : celle de la grande aventure du genre humain dans son effort à travers le temps, qui n’est plus le drame religieux et moral de la Bible, mais correspond à l’idée moderne de l’espèce féconde, montant à la conquête de la terre et s’exaltant dans son épanouissement triomphal. Au début, dans l’ombre, on voit les corps qui se soulèvent et s’entraînent les uns les autres ; puis les animaux sont domptés, les productions du sol créées et recueillies. La vie publique s’exalte, enfin dans des fêtes et des danses éclatantes. Au plafond, remplaçant les anges d’autrefois, ce sont de gigantesques corps qui planent et s’entrecroisent dans le ciel. Enfin, entre les fenêtres, les richesses conquises, les fruits, les fleurs, les nourritures, s’accumulent en cascades abondantes. Les couleurs passent des tons sourds et sombres à des fanfares de rouges et de bleus profonds, d’une intensité et d’une harmonie qui marquent un progrès décisif dans l’art du peintre et donnent ici sa pleine mesure.
Un an et demi de travail a été nécessaire pour la réalisation de cette énorme entreprise, que son créateur considère avec modestie, en comparaison avec celles des grands maîtres, Tintoret et Goya. Il espère qu’elle encouragera les jeunes à entrer dans cette voie royale qui réconciliera l’art avec le public, avide de beauté, dont le goût a été naguère déformé par l’académisme dégénéré, et maintenant par les vertiges de l’informel. Assurément, malgré les exceptions constituées par les réussites de Puvis de Chavannes et de Dufy, d’un symbolisme un peu aristocratique, nos murs ne connaissaient plus cette explosion de la vie humaine dans la joie des couleurs et des formes qui illumina les cathédrales médiévales et les palais de la Renaissance.
Mentor a une conscience lucide de la révolution qu’il apporte, en définissant l’art comme une manière de voir la nature éternelle, inspirée par la philosophie. Le peintre, dit-il, ne doit pas tourner à gauche, à droite, monter et descendre l’escalier, sans fin. Il doit laisser la nature à sa place, ne pas confondre le métier avec une recette d’atelier ou un tic d’époque. Comme à chaque siècle, il voit les mêmes choses mais d’une façon différente, il choisit d’après sa pensée du monde, recrée la réalité suivant des rythmes plastiques issus de ses émotions les plus profondes, venues de son adolescence et de son subconscient. C’est ici que Mentor est vraiment un sage, comme la déesse qui portait son nom. Il se refuse à « apporter un message », à fixer sur ses figures un sentiment défini. Il ne veut pas que sa « Conquête de Bonheur » soit une expression de « joie ». ce que l’on doit donner, c’est la plénitude des sensations, parfaitement équilibrées dans la force souveraine de leur intensité – tout comme l’amour, voire le sentiment religieux, quand ils parviennent à leur degré de réalisation suprême, dépassant les accidents et les événements particuliers. Mais le propre de l’art c’est atteindre à cet absolu, sans jamais perdre le contact, l’union intime avec la réalité sensible à l’homme.

L'Humanité, 1erfévrier 1968

Le peintre Mentor vient de faire don au Comité national pour le soutien et la victoire du peuple vietnamien, de son tableau actuellement exposé au 19e Salon des Peintres Témoins de leur Temps. Intitulé Bombardement au Vietnam, cette vaste toile (3 X 3 m) aux harmonies de deuil et d’incendie, occupe tout un panneau au musée Galliera. Elle transpose sur le mode épique une vision de l’enfer déchaîné à leur passage par les avions yankees : une nuée de robots monstrueux, dont les mufles sont des canons et des mitrailleuses, a envahi l’espace et fonce vers la Terre. Dans sa monumentale décoration exécutée à la Maison de la Jeunesse de La Courneuve, Mentor célébrait La Conquête du Bonheur. C’est ici le génocide qu’il dénonce. Bombardement au Vietnam, qui témoigne avec maîtrise des crimes perpétrés, par Johnson, sera vendu au profit du peuple héroïque pour l’aider à vaincre.

L'Humanité, 4 mars 1968

Événement, samedi à Saint-Denis où la municipalité présentait le grand tableau de Mentor « Bombardement au Vietnam », acheté par la ville pour son musé.
La venue de Waldeck Rochet, secrétaire général du parti communiste Français, président du Comité national d’action pour le soutien et la victoire du peuple vietnamien, ainsi que de Tran Viet Dung, conseiller de la délégation générale du gouvernement de la République Démocratique du Vietnam en France, soulignait le caractère et l’importance de cette manifestation.
On remarquait également, aux côtés d’Auguste Gillot, des élus municipaux et de Mentor, plusieurs membres du Bureau Politique : Roland Leroy, André Vieuguet et Guy Besse qui prononça une allocution ; Fernand Grenier, député ; Robert Dumay, du Bureau fédéral de la Seine Saint-Denis ; Fernand Belino, Gilbert Lacroix, conseillers généraux, Jean Marcenac ; les peintres Isis Kischka, Monique Arradon, Vladimir Thonet, Birga ; les sculpteurs René Collamarini, vice-président de l’Union des Arts plastiques, Nikolich et Françoise Salmon. Cette rencontre fraternelle, l’aide à un peuple héroïque en fait le prétexte. Après avoir ému les visiteurs du Salon des « Peintres Témoins de leur Temps », « Bombardement au Vietnam » a donné à Saint-Denis l’occasion d’enrichir la contribution déjà considérable de sa population au bateau de la solidarité et perpétuera dans la cité de Degeyter et Paul Eluard, la protestation qu’à toutes les époques de Bruegel à Goya, de Delacroix à Picasso, les créateurs ont élevée contre le massacre des innocents.
Au cours de son allocution, Guy Besse a notamment déclaré : « Mentor nous parle dans sa langue à lui, une langue sans mot, sans phrase, une langue où la littérature n’a pas de lieu, car elle n’est faite que de couleurs et de formes, car elle est la langue du peintre.
« Mentor nous vient de cette Espagne 39, Espagne du deuil et de l’espoir. Hier, il faisait chanter La Courneuve. Il peignait « La Conquête du bonheur », mais sa lumière aujourd’hui, n’éclaire pas le dimanche de la vie. Ce qu’il a vu, pour nous, et qu’il nous signifie, c’est une autre lumière, qui ne sait plus ce qui est animal et ce qui est machine.
« Ce n’est pas une erreur de la vie qui fait ici naître les monstres, c’est le mariage dément de la chair et du métal ; gueules d’animaux qui sont gueules de canons, articulation qui sont engrenages. Partout des yeux ; mais ces yeux ne savent rien de vous, n’ont rien à dire, rien à rêver ; ils ne sont là que pour viser qui les regarde et qui meurt. Ni ciel, ni terre, ni air, ni repos, ni envol, ni dérive. Les formes ne s’ouvrent pas. La ligne ne vous concède aucune liberté, ne vous donne aucun élan ; elle se refuse et se ferme, car le monstre ne peut faire corps qu’avec soi-même, dans un espace opaque à toute parole, à tout amour… »
Après avoir évoqué la forme et le sens de l’art de Mentor, Guy Besse a dit encore : « Mentor vit le drame du Vietnam. D’autres peintres le vivent autrement. Autrement puisque la distance que chaque fois l’artiste doit franchir pour aller de lui-même à la toile, peut être comblée, quand elle l’est, de bien des façons. Je pense par exemple à Abidine, dont la palette, la facture, l’itinéraire sont si différents de ceux de Mentor et qui a peint, lui aussi le Vietnam en guerre. « C’est à dessein que je rapproche deux peintres si éloignés. On m’entendrait mal si on croyait que je veux simplement dire que chaque peintre a son Vietnam. Car si les artistes dont je parle, et beaucoup d’autres, ont le Vietnam en commun avec des millions d’hommes, ils ont en propre la peinture, quelle que soit leur école et quels que soient leurs thèmes (…) »
Souffrir la vérité Vietnam
Pour ne parler que des peintres, Mentor sait bien qu’un peintre n’est pas un ordinateur programmé. Il ne suffit pas qu’il entende Vietnam pour qu’il peigne Vietnam. Il n’y a pas cette toile prise à part, mais l’itinéraire d’un homme, une histoire autour de nous, croisant leur sillon. « Bien d’autres créateurs souffrent la vérité Vietnam sans que cela prenne aujourd’hui ou demain l’apparence d’une peinture ou d’un poème. Et il est bien des manières, pour un artiste de vivre. Nous ne sommes pas ici, vous et moi, pour esquisser un partage entre une école et d’autre, mais pour dire que tous ceux qui créent, quelle que soit leur façon de nous dire leurs peines et leur joie, ou quels que soient leurs échecs, leur rythme, leur sonorité, leurs couleurs, ont en commun quelque chose à défendre, à la lueur du meurtre là-bas, c’est-à-dire tout près. »

Micheline SANDREL, Lettres et Médecins, avril 1968

Vous faites de beaux portraits, Mentor, un seul trait léger et les yeux de votre femme, sa bouche, sa façon de tenir la tête s’inscrivent en quelques secondes sur le papier comme ils sont inscrits dans votre tête.
Le même trait et c’est votre visage, l’œil horizontal la bande droite du front sous les cheveux insolents, le sourcil qui remonte, la ride à la Gary Cooper creusant la joue et le menton très dessiné sous la bouche qui ne l’est pas moins.
Vous vous connaissez. Et fort bien puisque vous avez écrit : « Parmi tous les visages de Bonheur, le plus vrai est celui de l’Amour ». Est-ce cet amour qui vous donne l’intuition ?
Cette dame dont vous avez fait en quelques heures et deux semaines un portrait qui lui ressemble et qui vous ressemble et qui ressemble aussi à son temps, le vôtre, un portrait qu’on verrait bien à la Pinacothèque de Munich, la connaissiez-vous ?
Dépasser les apparences, beaucoup le font heureusement, mais aller jusqu’au cœur ?
Un berger joue du pipeau, vous l’avez vu sans doute, mais vous avez vu en même temps ceux qui jouaient pendant que Virgile écrivait, ceux qui joueront dans cinq mille ans quand sur la terre dévastée, l’herbe recommencera à pousser.
Rien n’est plus éloigné de vous que l’anecdote, pourtant vous l’accueillez, vous la regardez, vous la transcrivez comme vous la voyez, et un accord s’établit avec l’Universel.
Un tableau hallucinant aux « Peintres Témoins de leur Temps » « témoigne » de l’horreur que vous inspire la guerre.
Avec le cri silencieux de Pierre Henry sur le même thème, on ne peut rien faire de plus bouleversant.
Vous connaissez cette guerre-là comme nous la connaissons par des films et celui que déroule la pensée n’est pas le moins affreux, mais vous la connaissez avec les yeux d ec ejeune homme que vous avez été qui dut un jour quitter l’Espagne.
Il reste en vous beaucoup de ce jeune homme.
Aussi envahissant que soit le peintre, il n’aura pas raison de l’homme, de son entêtement, inscrit dans le dessin du menton, dans la courbe du sourcil, dans la vigueur de la main.
Mais l’homme et le peintre se confondent en vous.
« Le problème essentiel c’est que sur des pensées abstraites, un homme ne peut pas bâtir sa vie » m’avez-vous dit un jour. Alors vous la bâtissez cette vie avec des couleurs et des formes. « Mais l’œil ne sert que d’intermédiaire, tout se passe à l’intérieur du cerveau. La peinture paraît assez simple ? Si la sensibilité et la culture ne sont pas au même niveau, vous n’avez rien à entendre. Oh ! la belle pomme ! Oh ! le beau cheval ! Mais ce qu’il y a derrière cette beauté : comment le faire comprendre ? »
Et vous avez insisté :
« Le problème essentiel, se faire comprendre au-delà de ce que figure la chose, un nu, un paysage, une tache ».
Et en insistant vous avez bien défini ce qui est l’objet et de votre vie et de votre recherche :
Plus loin !

André PARINAUD, Medica n°81, novembre 1969

Chaque siècle a son Rubens et les hommes d’un temps, en admirant son œuvre, communient déjà avec le futur, qui verra dans cet art, l’imaginaire, la sensibilité, l’écriture d’une époque. La nôtre se nomme sans doute Picasso et sa puissance jette une telle ombre que bien des maîtres, qui l’ont quelquefois égalé, ou précédé dans certaines de ses périodes, se trouvent éclipsés ; au point que, si l’on devait nommer les quatre ou cinq noms, capables de la grande postérité, il ne faudrait sans doute pas les chercher dans le peloton de tête de l’actualité. Le chêne règne sur la forêt.
Je désignerai quant à moi Mentor comme un des créateurs les plus intensément vivants de notre monde moderne et qui incarne ce que je crois être ces valeurs les plus essentielles de l’art qui cherche à naître, après le formidable bouleversement des cinquante dernières années, qui a atomisé tous les codes de la pensée et de la création. L’homme déjà, réunit en lui les forces les plus contradictoires. Prodigieusement doué (la ville de Barcelone lui a acheté un tableau lorsqu’il avait quinze ans) il se voue à un travail titanesque et sans répit (sa dernière œuvre, une fresque de quatre cents mètres carrés à la Maison de la Culture de La Courneuve est un défit prodigieux) ; révolutionnaire et athée (il a quitté l’Espagne après la défaite des Républicains), il admire le moins prolétarien des peintres : Raoul Dufy et considère saint Jean de la Croix comme le plus grand des poètes ; passionné de culture espagnole, c’est dans le cartésianisme français qu’il trouve son expression. On pourrait multiplier les paradoxes à son propos, mais ce qui demeure, c’est une personnalité hors série, qui allie à un tempérament de feu, une lucidité d’analyse, à l’inspiration la plus solaire, les inquiétudes les plus ardentes au sens du visionnaire le souci méticuleux de la réalité, et le goût le plus raffiné.
Mentor, c’est d’abord le goût de la fête que la peinture moderne a feint d’ignorer, voire de mépriser. Le sens de la fête, c'est-à-dire la présence au monde, son incarnation par le mouvement, les formes et les couleurs, pour la joie des yeux et du mental ; c’est la volonté de créer l’orgie, le mariage des sens et de l’esprit, de la gaieté et de la tragédie – au sens où existe une course de toros. Mentor croit naturellement au peuple ; il en est ; il s’est battu au coude à coude avec les ouvriers de Barcelone et ses yeux s’ouvrent d’abord aux spectacles de la vie des hommes qui travaillent : un atelier, les vendanges, une opération, le cirque ; aux événements et aux réalités les plus vraies et tout spécialement à l’être capital pour un homme : la femme. Elle trouve dans son œuvre avec une sensualité, une goulutise, une puissance charnelle, une fécondité animale qui met en évidence la nature profonde de l’artiste, passionnément amoureux de la vie et qui se veut chantre de la joie d’être et de posséder.
Son dessin ample et généreux se complète d’une précision linéaire parfaite qui l’amène, malgré une occupation presque complète de la surface des tableaux par ses personnages, à une telle minutie dans le détail et à une telle pureté dans l’exécution, qu’il nous livre des œuvres d’un équilibre géométrique. Le grouillement de vie s’ordonne avec une rigueur mathématique et le sensoriel est toujours dominé par l’esprit. Mentor croit au mouvement qui déplace les lignes. Sa peinture est active. Il veut nous communiquer sa fougue, et même ses clowns tristes cherchent à nous prendre aux pièges de leurs yeux vides. La tendance abstractisante de l’art moderne succédant à l’académisme pompier, a peu à peu privé l’art du goût, cependant fondamental, pour le mouvement. On dirait qu’éliminés de la représentation du réel soi-disant objectif par la photographie, les artistes aient accepté également de renoncer à la joie de communiquer l’élan de la vie dans leur art, est-ce pour échapper à la concurrence du cinématographe ? Les personnages de Mentor bougent, ils frémissent, ils parlent, ils sentent.
Mentor, c’est la volonté du monumental, et même sa peinture de chevalet éclate et brise les cadres. On a remarqué par exemple que souvent ses nus étaient coupés et que ses femmes n’avaient pas de jambes, mais ce découpage n’est pas seulement un artifice de composition destiné à mettre en évidence la chair épanouie. Mentor ne trouve sa dimension réelle que dans la plus grande surface. Attardons-nous un instant sur ce caractère « impérialiste » de certains peintres qui semblent vouloir occuper jusqu’au mur de nos maisons et des villes mêmes. D’abord, il y a chez ces artistes et spécialement chez Mentor le ferme désir d’échapper au cadre étroit, conditionné et esclavagiste, de la peinture de chevalet dont le destin semblerait être seulement de satisfaire la délectation bourgeoise et un esthétisme, une éthique de l’art en soi. Tout artiste cherche à marquer de sa présence le plus grand réel possible. L’écriture du créateur est un véritable langage qu’il a inventé, pour se faire reconnaître dans un monde qui le nie souvent ; pour engager le dialogue avec les autres, sur un plan qui lui est essentiel, en dissimulant quelquefois une plaie intime ; mais l’écriture du créateur n’est pas seulement une tentative de briser une solitude ou de compenser « un manque », c’est essentiellement un moyen de mettre en circulation les forces de l’imaginaire, cette capacité qui est proprement notre âme et qui nous permet de recréer le réel comme s’il n’existait pas. On se trompe, en croyant que les peintres veulent imiter la nature, leur ambition est de rivaliser avec elle, de l’éclipser lorsque Braque mettait son tableau dans les champs pour voir si « ça tiendrait », il faut bien comprendre l’intention profonde qui l’animait, humble rival de Dieu, il provoquait son créateur. Le monumental c’est l’affirmation loyale de la vraie démarche du peintre, du sculpteur, de l’architecte : refaire le monde. Mentor est de ces impétueux qui ne cachent pas leur jeu, ni leur « je ». Son aventure volontaire se confond avec celle des hommes de son temps, on pourrait même dire qu’il veut être le temps des hommes.
Sa fresque de la Maison de la Culture de la Courneuve, conçue sur le thème de « La conquête du bonheur » - quatre cents mètres carrés par panneaux de trois à six mètres – est une illustration épique de son idéal. Proclamer le règne de l’homme, c’est-à-dire les forces de l’imaginaire capables de résister aux pressions du réel et d’imposer une loi originale qui, telle la roue, par exemple, serait une invention humaine qui ne doive rien au monde.