MENTOR AU PIED DU MUR
Qui ne verrait l’évolution intervenue dans la peinture de Mentor au cours des dernières années ? A d’autres de paresser, de s’ankyloser dans des formules toutes faites. Sans cesse Mentor s’interroge, sans cesse il remet en cause les réponses que, dans le miroir de la toile vierge, lui suggère un double exubérant et railleur dont il redoute il virtuosité. Car le vrai Mentor, c’est celui qui me confiait lors de sa précédente exposition, sur le cirque : « Le monde était une sorte de parade, il arrive à chacun de nous de s’affubler d’un masque qui dissimule sa personnalité, et sous le dehors des conventions sociales, ses soucis, son angoisse. Mon propos vise à révéler le déséquilibre entre le luxe factice des oripeaux et la qualité des hommes qui les portent, l’écart qui sépare la fiction de l’univers réel ».
Du cirque, Mentor vient de passer à la tauromachie, nouveau prétexte à traduire, sous une forme plastique, des intentions morales. Sur quarante toiles, quinze ne mesurent pas moins de deux mètres sur trois. C’étaient déjà les dimensions de deux compositions présentés en 1961 au musée Galliéra : Fandango et son tourbillon de danseuses qu’accompagne un chant venu du plus profond des âges ; Concert à la Maya et ses clowns musiciens occupés à charmer le sommeil d’une belle andalouse. Une poésie dionysiaque émane de ces tableaux qu’un troisième, Espagne 39, devait suivre un an plus tard, au Salon des Peintres Témoins de leur Temps sur l’Evénement. Relation d’un épisode sanglant de la guerre civile, Espagne 39, conservé au château-musée de Saint-Ouen, se signale par les qualités picturales, la « merveilleuse entente du pittoresque dans le grand », ainsi que l’écrivait Eugène Fromentin à propos du Martyre de saint Liévin, chef-d’oeuvre de Rubens.
A l’aise dans les vastes formats comme l’atteste également au Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, son fulgurant Bombardement au Vietnam qui rappelle le mot de Delacroix : « Le terrible dans les arts est un don naturel comme celui de la grâce », Mentor n’a cessé de tendre vers la peinture monumentale, et cela dès le tableau qu’il consacrait naguère à Antonio Machado pour illustrer le pressentiment tragique du poète : « Quand je mourrai, je mourrai nu sur une plage comme le fils de la mer ». Mentor étai-il prédestiné à devenir l’héritier des muralistes romans de la Catalogne : le Maître inconnu de Saint Clément de Tahull, au style héroïque et puissant, le Maître de Pedret, aux figures harmonieuses et belles, En 1966, l’occasion allait lui être offerte de se surpasser en décorant la salle de conférence de la Maison du Peuple et de la Jeunesse Guy Môquet, à La Courneuve. Commande municipale, la Conquête du bonheur recouvre entièrement les murs, le plafond et le rideau de scène, soit une surface de plus de quatre cents mètres carrés. Le gros œuvre étant seul achevé, Mentor aurait pu peindre à fresque, comme les Anciens. Mais quel intérêt d’aller contre l’évolution logique de la technique picturale ? Même Michel Ange, qui considérait la peinture à l’huile comme « un art de femme, de gens fortunés et de fainéants » ne pu empêcher ses contemporains de travailler à l’huile ou à tempera. Et Vasari, malgré l’admiration qu’il vouait à l’art de la fresque, utilisa la peinture à l’huile pour exécuter avec ses élèves la décoration du Palazzo Vecchio à Florence.
En un siècle dont la première révolution picturale, le fauvisme, se fond sur l’exaltation des couleurs pures, Mentor n’avait aucune raison de renoncer à l’éclat et la variété de sa palette, que le recours à la fresque eût limités. Il ne pouvait, par contre, ignorer le soin qu’apportaient les peintres d’autrefois dans la façon d’accorder leur projet à la structure et la destination du monument qui leur était confié.
Il n’était pas question à La Courneuve, d’un simple jeu décoratif mais, comme aux grandes époques, dans un contexte social donné, de l’intégration des formes picturales et du discours idéologique à l’architecture. Qui profiterait de cette œuvre ? Un public de jeunes travailleurs, et pour beaucoup d’entre eux ce serait la découverte de la peinture. Sans renoncer à aucune des exigences plastiques sur lesquelles il n’est pas digne de ce nom, Mentor devait donc, de manière claire et concise, brosser une sorte de gigantesque bande narrative, populaire et épique, capable d’évoquer en images frappantes la lutte obstinée de notre espèce pour un avenir meilleur.
Mentor affirme avoir trouvé le rythme de la Conquête du bonheur en écoutant la Création du monde de Haydn. Né des arabesques charnelles du Chaos, l’homme émerge des ténèbres animales, prend conscience de la solidarité, capte le feu, renverse mille obstacles, dompte les forces de la nature. Puis il parvient à une contrée où les nourritures terrestres foisonnent ; de là les splendides natures mortes de fleurs, de fruits et de gibier, qui face à cette légende des siècles encadrent les portes-fenêtres. Le rideau de scène représente un bal, étape de joie sur la route du bonheur prolongée d’un bout à l’autre du plafond par la Ronde de l’Espace, qui annonce l’humanité triomphante de demain, maîtresse du ciel et des astres. Frappé par l’originalité de cette œuvre, Siqueiros estima qu’elle pourrait marquer le renouveau de la peinture murale dans notre pays. Mais en France, les artistes ne bénéficient pas, comme au Mexique, des conditions qui permirent à des créateurs comme Orozco, Rivera et Siqueiros d’occuper une place de premier plan dans le concert de la culture mondiale. Les crédits du 1%, limités et dévolus seulement à la décoration des bâtiments scolaires, n’ont guère engendré de réalisations d’envergure. Quant aux commandes publiques ou privées, elles sont trop rares pour que, dans un proche avenir, on puisse espérer, au bénéfice de la peinture murale, les résultats que Jean Lurçat et se disciples obtinrent en tapisserie. La Conquête du bonheur devait avoir une suite…
A Milan.
En 1973, Mentor se vit confier par l’Union milanaise du Commerce et du Tourisme, une décoration de deux cents mètres carrés dans la salle des conférences, construite en sous-sol d’un bâtiment classé, le Palais Castiglione. Thème choisi par l’artiste, la Fête des amours de Mercure et de l’Abondance. L’architecte admit l’idée d’un mur total, décoré de haut en bas comme à La Courneuve, le plafond se situant en retrait. Mais alors qu’à la Maison du Peuple la peinture de toutes les surfaces provoque un circuit fermé et une perception totale, le spectateur idéal se trouvant placé au milieu de la salle, à Milan la scène est vue de face. Il s’agit d’un cortège qui se déroule de droite à gauche et de gauche à droite pour converger vers le couple Mercure-l’Abondance. Le défilé ne s’échelonne pas en profondeur, mais sur toute la hauteur du panneau pour provoquer l’impression de verticalité requise par la peinture murale. Afin de laisser circuler l’air, la décoration ne fut pas exécutée sur le mur même, mais sur une cloison de briques élevée à proximité de ce dernier, et revêtu d’un enduit de stuc très dur sur lequel on a marouflé la toile. Sage précaution qui préservera la peinture des infiltrations d’eau éventuelles. En Italie, après les inondations désastres survenues à Florence en 1966, les architectes sont payés pour savoir que l’humidité, montée du sol par capillarité, reste le fléau le plus menaçant pour leurs peintures.
Mercure, avec le chapeau et le caducée, ses emblèmes traditionnels, et l’Abondance, capiteuse créature digne des nus les plus sensuels de Mentor, sont allongés, à la manière antique, sur un lit d’où ils contemplent la cérémonie donnée en leur honneur. Il est difficile d’imaginer rythmes plus trépidants, couleurs plus chaleureuses que dans la cavalcade enthousiaste de ces guerriers richement vêtus et sans armes, de ces coursiers parés comme des idoles. Mentor excelle à faire jaillir la plénitude expressive de la simplicité des moyens qui est l’un des plus sûrs atouts de l’art monumental. A distance, la scène se déploie en une symphonie de couleurs lumineuses et sonores, orchestrées pour mettre en valeur les deux figures centrales, les autres personnages n’étant individualisés qu’en vue de concourir à l’harmonie de l’ensemble. Au fur et à mesure que le spectateur s’approche, la composition se dessine. Dans l’opulence et le raffinement des costumes, le harnachement somptueux des bêtes, une profusion de détails baroques apparaît. L’effet est prodigieux de vitalité et de puissance. On songe au « défilé de féerie » de Rimbaud : « des chars chargés de bois doré, des mâts et des toiles bariolées, , au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur les bêtes les plus étonnantes ». Paix et félicité mêlées voilà bien la communicative confiance nécessaire à l’épanouissement du commerce.
Toujours à Milan, Mentor se prépare à décorer le hall d’entrée du siège social de Peugeot-Italie. Dans un style inspiré cette fois de la délicate ironie des miniatures persanes, le Seigneur Lion, sur un char entraîné par quatre pur-sang, symbolisera la vitesse.
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