Courneuve, présentation


De 1951 à 1982, le Salon des Peintres Témoins de leur Temps se tient à Paris, au musée national d'Art moderne, au palais Galliera, puis au musée du Luxembourg. L'association des Peintres Témoins de leur Temps avait été créée en 1948.

À l'origine de la singulière histoire de cette aventure collective, un peintre : Isis Kischka1 , quelques années auparavant, déporté, parce que juif, et réduit à n'être plus qu'un numéro au milieu d'autres numéros, se promet, s'il sort vivant de cet enfer, de travailler à ce que « l'homme figure et se reconnaisse » en réunissant des artistes plasticiens dans le cadre d'une exposition qui manifesterait la vitalité de la peinture figurative de son époque. À la Libération, il parvient à fédérer autour de cette idée et propose un thème « Le Travail » qui va résonner avec l'actualité économique d'un pays en pleine reconstruction. Isis Kischka organise alors des visites d'usines en région parisienne et fait affréter des autocars pour emmener les artistes participants au contact des ouvriers au travail et afin qu'ils réalisent sur place des dessins préparatoires aux œuvres qui seront exposées. Fernand Léger, enthousiaste, entraîne avec lui d'autres artistes, tels Chagall, Gromaire, Foujita… Ainsi, de jeunes artistes comme Bezombes, Buffet, Fougeron, Guerrier… côtoieront ces peintres aînés et reconnus. L'idée initiale devient alors un véritable événement. La presse informée de ces initiatives va les accompagner et en rendre compte régulièrement. L'exposition de peinture envisagée à Saint-Denis où réside Isis Kischka, président de l'UAP (Union des Arts Plastiques) va intéresser bien plus largement et la manifestation sera ensuite prévue en plein centre de Paris, sur les cimaises de la célèbre galerie Charpentier2 . Le succès de ce projet et l'adhésion de personnalités influentes permettront finalement à cette entreprise d'être accueillie dans l'espace même du musée national d'Art moderne, avenue du Président Wilson.

Soutenu par des personnalités officielles comme Jean Cassou (Conservateur du Musée National d'Art Moderne) et Raymond Cogniat (Critique d'art, Inspecteur des Beaux-arts français), le fondateur du Salon Isis Kischka parvient à recueillir les moyens nécessaires à l'immense succès public de cette manifestation, qui sera durant plusieurs années le Salon parisien le plus visité. Il obtient l'adhésion et la participation active d'artistes éminents tels Braque, Chagall, Couty, Dufy, Foujita, Gromaire, Léger, André Lhote, Lurçat, Masson, Matisse, Picasso, Pignon, Rouault, Utrillo, Van Dongen, Jacques Villon... La spécificité et la réussite du Salon résident pour beaucoup dans la volonté tenace de voir l'art renouer avec les réalités de la vie, de redonner à l'artiste une fonction sociale, de réhabiliter la commande. Dès 1948, avec les visites d'usines, de chantiers et d'ateliers constituent la source de la première exposition, en 1951, sur le thème "le travail". En effet, l'importance de l'événement engage Isis Kischka et les organisateurs à envisager une suite à cette exposition et, chaque année, une centaine d'artistes sera invitée à exposer à partir d'un thème nouveau : après le travail, le dimanche, l'homme dans la ville, le bonheur... Le Salon, d'abord à Paris, itinérant, voyagera ensuite pendant plusieurs mois dans toute la France et jusqu'en Belgique.

L'organisation de cette manifestation artistique annuelle reste exceptionnelle, avec les invitations à exposer, les thèmes des expositions, la présentation et la vente des œuvres, les relations publiques avec par exemple les vernissages et les séances de signatures, le fonctionnement des différents prix décernés dans le cadre du Salon, le financement, l'élaboration des catalogues et des affiches originales, les publications annexes, la participation des écrivains3 , la complicité aussi de personnalités venues d'horizons divers (musique, théâtre, cinéma, sciences, sport, politique, industrie…)4 , ainsi que la place singulière et constituante de la publicité.

Si le Salon permet pour les visiteurs des achats directs auprès des artistes, il reste indépendant du commerce des galeries d'art. Aucune retenue sur la vente des œuvres ni contribution financière ne sont demandées aux exposants invités. L'énorme audience publique des expositions produit d'importantes rentrées d'argent et les recettes du Salon des Peintres témoins de leur temps, après les frais investis pour l'édition suivante, sont intégralement dévolues à la Maison Nationale de Retraite des Artistes.

La fortune critique du Salon des Peintres Témoins, de 1948, dans le contexte culturel, social et politique des années d'après-guerre, et principalement jusqu'à 1968, avec la fin du ministère Malraux, est d'une grande richesse, propre à révéler les enjeux artistiques de toute une période de notre histoire de l'art, aujourd'hui trop négligée.

Le Salon permet une mise en relation entre les artistes et la critique d'art, entre les artistes et le public, mais également des artistes entre eux. Il est, en effet, un lieu qui favorise les échanges d'artistes déjà reconnus, parfois renommés avec ceux, plus jeunes, qui débutant leur carrière peuvent rencontrer, dans le Salon des opportunités de promotion, des ouvertures.

Défendant la figuration de manière militante, avec des expositions emblématiques comme en 1956 "Réhabilitation du portrait" et à une période où les débats entre figuration et abstraction prennent souvent un caractère virulent, les organisateurs du Salon revendiquent un grand pluralisme et de nombreuses tendances artistiques sont représentées.

Il est inauguré en grande pompe par les officiels de l'État, dont le Président de la République, encadrés de la Garde républicaine, et reste cependant une manifestation populaire qui remporte un immense succès public, en particulier avec l'affluence aux vernissages et aux séances de signatures.

L'analyse méthodique de ce Salon a fait l'objet d'une thèse universitaire5 soutenue en juin 1998 à l'Université de la Sorbonne.

Parmi les nombreux artistes invités à exposer chaque année et durant plusieurs décennies, ce travail réserve une place conséquente au peintre Blasco Mentor.
En effet, l'exemple du peintre Mentor est intéressant parce qu'il personnifie parfaitement l'esprit "témoin de son temps". À partir de 1954, chacune de ses participations au Salon propose une traduction personnelle de cette volonté de rendre compte de son époque à travers la représentation des actions, des peines et des bonheurs de ses contemporains. Héritier de l'École de Paris, il déclare aimer peindre l'homme et le prouve dans chacun de ses envois au Salon.

Parmi une centaine d'artistes sélectionnés, Mentor est invité à exposer pour chaque Salon, à partir de 1954 et même deux fois en 1969, avec une édition supplémentaire pour la célébration des vingt ans de la fondation de l'association des Peintres témoins de leur temps. Ainsi, de 1954 à 1982 (sauf en 1958), Mentor répondra-t-il chaque année à l'invitation par une œuvre originale. En 1966, il obtient la consécration du Grand Prix du Salon et jusqu'à sa dernière édition, même lorsque le Salon des Peintres témoins de leur temps perdra de sa pertinence, Mentor y restera fidèle.

Comme l'attestent certains comptes-rendus ou correspondances, Mentor est toujours très actif lors des réunions préparatoires des expositions, en particulier au sujet du choix du thème. Lorsqu'il le peut, lorsque le thème imposé lui en donne l'opportunité, Mentor se livre à la dénonciation d'exactions infligées à la dignité humaine : Espagne 39 pour le thème "L'événement", Bombardement au Vietnam pour le thème "L'année 1967". Si, souvent, Mentor se montre critique, s'il reste vigilant, il n'en est pas moins confiant et optimiste quant aux ressources de la nature humaine et quant à sa capacité au bonheur : Le Bal dans le quartier, Le Couple, La Fête à Solliés-Toucas...

Même lorsque Mentor peint un paysage dans lequel la présence humaine n'est pas visible, l'homme est toujours présent. La matière et la couleur riches et sensuelles de sa palette témoignent, elles aussi, de cette incarnation. Charpentée dans des compositions solides, la forme parfois lascive, parfois vigoureuse reste toujours généreuse et semblent s'épanouir sur la totalité de la surface du support.

Les envois de Mentor au Salon des Peintres Témoins sont très tôt soutenus par des critiques d'art comme George Besson, Raymond Charmet, Jean Rollin. L'artiste reçoit le Grand Prix du Salon lors de sa participation à l'exposition de 1966, avec Sébastien N... trompette de la Garde républicaine. Il s'agit d'une scène représentant un défilé de la Garde Républicaine à cheval. Le cadrage enserre et sélectionne quelques hommes en uniforme, casqués et panachés, chevauchant leur monture. Cette découpe laisse cependant deviner que le groupe se prolonge bien au-delà de l'image. La place du spectateur est celle d'un passant qui se trouverait surpris face à cette troupe en marche. Le thème du Salon de cette année 1966 est "les Français" et le titre du tableau de Mentor identifie l'un des gardes Sébastien N.. , alors que la composition ne le distingue qu'à peine des autres personnages. Il est un Français parmi les autres, à la fois particulier et semblable à ceux qui avancent à ses côtés (il est seul à présenter le cercle doré du raccourci d'une trompette et cependant son uniforme ainsi que son casque et le cheval qu'il monte sont les mêmes que ceux des autres cavaliers musiciens qui l'encadrent). La matière picturale est dense et colorée. Les bleus, les blancs et les rouges sont distribués de manière de plus en plus serrée au fur et à mesure que le regard s'élève dans l'espace plan du tableau et qu'il s'enfonce dans la profondeur de la représentation. Le dynamisme de l'ensemble, le parti pris du point de vue confèrent à cette peinture un rythme, un équilibre et une vitalité étonnants. La toile est caractéristique de l'œuvre de Mentor qui sait donner valeur d'emblème au quotidien et parvient à enrichir des scènes typiques de la vie courante d'un éclat et d'un enthousiasme qui les transposent au niveau du spectacle jusqu'à l'épopée.

Isabelle ROLLIN-ROYER
1Isis Kischka (1908-1973) est l'initiateur, l'organisateur, le fondateur et le secrétaire général du Salon des peintres de leur temps : https://fr.wikipedia.org/wiki/Isis_Kischka

2La galerie Charpentier est une ancienne galerie d'art ancien et moderne installée à Paris, 76 rue du Faubourg-Saint-Honoré. De 1942 à 1965, la galerie Charpentier eut une politique d'exposition assez ambitieuse et novatrice. Le lieu est aujourd'hui le siège de Sotheby's France.

3Blaise Cendrars, Colette, Jean Giono, Jean-Paul Sartre…

4Marcel Achard, Louis Amstrong, Aragon, Gaston Bachelard, Brigitte Bardot, Jean-Louis Barrault, Ingrid Bergman, Pierre Brasseur, Habib Bourguiba, Albert Camus, Pablo Casals, Charlie Chaplin, Maurice Chevalier, René Clair, Christian Dior, Suzanne Flon, Jean Genet, Les « Goncourt", Juliette Gréco, Zizi Jeanmaire, André Maurois, Silvia Montfort, Yves Montand, Roland Petit, Jules Romain, Jean Rostand, Louis de Vilmorin, Albert Schweitzer, François Mauriac, Paul Léautaud, l'Abbé Pierre, Jacques Prévert, la Baronne Guy de Rothschild, Simone Signoret, Michel Simon, Elsa Triolet, Cora Vaucaire, Paul-Emile Victor, Zavatta, …

5Isabelle Rollin-Royer, Le Salon des Peintres témoins de leur temps, 1951-1968, Thèse de doctorat, Histoire de l'art (Art et archéologie), soutenue en 1998, sous la direction de José Vovelle - Université Paris I Panthéon-Sorbonne