Courneuve, l'oeuvre
Courneuve, l'oeuvre, titre de la conference

Contempler La Conquête du Bonheur n’est pas comme la formule consacrée l’appelle, être placé "devant une œuvre" mais bien plutôt "dans une œuvre". Ici la peinture est partout autour de nous : elle nous entoure, nous enveloppe, mais au lieu de nous cerner, de nous enfermer, elle ouvre pour nous une vision : celle que le peintre Mentor propose de La Conquête du bonheur.

LA COMMANDE

En 1965, c’est à la demande de Jean Houdremont, alors maire de la ville de La Courneuve, que Mentor s’engage à répondre à une ambitieuse entreprise, ouvrage véritablement titanesque, performance exceptionnelle. Durant près d’un an et demi, Mentor va se "coller" (au sens propre du terme), à ces murs, à ce plafond, les couvrant de couleurs, animant l’espace de représentations magistrales. Le peintre ne nous raconte pas une petite histoire, mais plutôt celle qu’il imagine être l’histoire des hommes. Ce qui intéresse Mentor depuis toujours c’est justement de représenter l’homme. Les études préparatoires attestent ce travail gigantesque. C’est sur le mode épique que l’humanité avance : plus de cent figures harmonisées dans un style vigoureusement monumental retracent cette grande histoire. Il n’est nullement question d’anecdote ou de simple narration. Nous sommes ici aux confins des grands mythes fondateurs. Platon n’est pas loin, le philosophe et le peintre montrent le chemin. Le mur de l’obscurantisme s’abstrait peu à peu, les ombres s’estompent pour laisser place à la lumière, à la vérité, au bonheur, à l’opulente corne d’abondance. Le spectateur marche, en même temps qu’il découvre ce cheminement, son déplacement accompagne son regard et les efforts des représentations humaines repoussant les limites du chaos. Nous assistons à cette naissance au monde, c’est de notre naissance qu’il s’agit. Ces corps nus, ces muscles tendus sont devant nous, tout près, ce sont les nôtres.

Selon Jean Rollin, dans le journal L’Humanité, en mars 1967 :

Donner de la recherche obstinée du bonheur une interprétation plastique capable d’en exprimer le sens et la beauté, voilà à quelle tâche exaltante Mentor, au mois d’octobre 1965, s‘est trouvé confronté. Il avait les moyens d’y faire face. Peintre de figures aussi bien que de paysages, d’animaux et de natures mortes, peintre complet, Mentor s’est affirmé dans de nombreuses compositions de caractère monumental.

Ce qui peut frapper le spectateur, c’est l’unité de l’ensemble.
Il n’était cependant pas facile de réussir à rendre cohérent un lieu proposant de telles dimensions : L’ensemble mesure 20 mètres de longueur, 10 mètres de largeur et 5,50 mètres de hauteur.
La mission de Mentor était de tout peindre, de tout couvrir : les murs, le plafond et le rideau de scène, soit 400 m2 1.

DE LA GENÈSE À LA RÉALISATION

Avec l’humour qui le caractérisait, Mentor se comparait volontiers aux plus grands des maîtres du passé. Pour lui, ce qu’un peintre de notre époque doit retenir, de leur leçon, c’est la science qu’ils témoignaient dans l’art d’harmoniser les grandes lignes de leur esquisse aux monuments qu’ils décoraient.
Alors que le gros œuvre s’achevait, Mentor se déterminait pour la technique de la peinture à l’huile contre celle de la fresque. Utilisée par les Anciens et par les peintres de la Renaissance italienne pour décorer les murs, la fresque pouvait séduire Mentor. Cependant, malgré la délicatesse des effets de cette technique, la palette de la fresque est plus limitée, moins riche en ressources que celles qu’offre la peinture à l’huile, et puis, elle n’autorise aucune erreur, aucun "repentir".
Trois mois durant, tandis que des spécialistes préparaient et marouflaient les murs, Mentor réalisa les premières études préparatoires, puis exécuta à mi-grandeur une série de cartons pour la "mise au carreau2" du projet.

Le Florentin Cennino Cennini, auteur d’un traité sur les Primitifs italiens, soulignait le « moment de jouissance incomparable » qu’est pour le peintre le contact de sa touche avec le mur. Au fur et à mesure que la couche picturale recouvrait l’immense support, et que l’œuvre progressait, maintes fois, Mentor éprouvait cette jubilation. D’un tel plaisir, il a d’ailleurs confié : « La Conquête du bonheur, avec ses 400 m2 est pour moi une joie majeure »3
Cependant, le chef-d’œuvre fut engendré dans le doute. Alors que les échafaudages étaient dressés, je me souviens avoir souvent accompagné mon père ici même. Mentor, les vêtements tâchés de peinture, travaillait. Il y avait, pour l’enfant que j’étais alors, un mystère : Mentor, ce « grand bonhomme », à la fois tendre et imposant, avec sa voix éclatante qui roulait les R de manière si particulière, remplissant de ses paroles colorées, de ses gestes, tout l’espace, ce géant capable comme par magie de réaliser des peintures si grandes, ce géant-là doutait.
Durant cette période de genèse et de conception, inquiet, le peintre parlait souvent de sa "responsabilité", de ses "angoisses".
Avec La Conquête du bonheur, Mentor jouait une aventure, un défit qu’il s’était lancé, et qui, malgré les apparences n’allait pas de soi. Si une fois achevée, cette décoration semblait évidente, aisée, Neige, l’épouse attentive de Mentor se souvient et parle aujourd’hui encore de la grande souffrance de l’artiste.

Mentor a bien gagné ce pari. Ici, de manière magistrale, la matière et la couleur riches et sensuelles de sa palette témoignent d’une capacité particulière à rendre la peinture comme incarnée. Charpentée dans des compositions lascives, parfois vigoureuses, elle reste toujours généreuse et semble s’épanouir sur la totalité du support.

DU CHAOS AU BONHEUR

Lorsque nous nous attachons au titre de l’œuvre "La conquête du bonheur" nous entendons "conquête". Ce mot peut signifier "succès", "victoire", "triomphe", mais il induit également celui de "combat" et de "lutte".
Au commencement était le chaos, habité par une grouillante multitude. La confusion des corps enchevêtrés nous rappelle les représentations de l’enfer, du déluge et de l’apocalypse, de Jérôme Bosch à Eugène Delacroix. Mais l’homme naît, sort des ténèbres animales et prend conscience de la solidarité. Il réalise que la force qu’il développe est démultipliée lorsqu’il se joint à ses semblables. L’énorme marée de têtes, de bustes, de bras et de jambes s’apaise, les mouvements des corps s’harmonisent, la composition s’organise, tendue en un effort commun.
Pour le spectateur, cette fraternelle poussée humaine vers le progrès et la promesse d’un bonheur absolu est d’autant plus forte, impétueuse, difficile, que Mentor la propose de la droite du panneau vers la gauche, cela à l’encontre de notre sens de lecture habituel, à contrario d’une "résistance culturelle" de notre regard.
Nous retrouvons ici ce qui, aujourd’hui comme hier, passionne les enfants, parfois les adultes : la Trilogie du Seigneur des anneaux de Tolkien par exemple, récemment porté à l’écran ; de cette lutte épique contre les forces brutales et obscures, de ce long périple pour atteindre la lumière. Le héros c’est l’homme et ici, avec Mentor, nous assistons, "grandeur plus que nature" à sa quête. C’est elle qui fait de lui un homme.
Ici, la quête ontologique se transforme sous nos yeux en conquête. L’homme découvre le feu, dépasse les obstacles, dompte les forces de la nature, c’est la domestication du cheval, les progrès de l’agriculture et traversant tant d’épreuves, il s’achemine enfin vers des espaces où règnent l’abondance et l’allégresse.
Face à l’immense panneau qui relate cette épopée, comme en dialogue, un panneau percé, ponctué de fenêtres entre lesquelles sont représentées de somptueuses natures mortes de fruits, de fleurs et de gibiers. En fait, ces compositions ne sont pas seulement "entre", elles sont "autour", elles encadrent les portes-fenêtres qui donnent sur l’extérieur.
Il y a, avec la spécificité du lieu et la manière dont Mentor a travaillé in situ, un véritable jeu de sens : c’est la peinture qui est dedans et qui encadre le dehors.
Mentor joue de manière subtile à nous faire entrer dans la peinture et à faire sortir les personnages qu’il représente dans notre espace de spectateur. Par des procédés plastiques avec les lignes, les couleurs, il se plait à créer des relations, à susciter des correspondances, des connivences parfois, entre les figures peintes et nous-mêmes.
Le rideau de scène représente un bal, (Mentor a souvent représenté des scènes de bal). Nous en sommes à une étape de symbiose, à un moment de bonheur et de plénitude.
Le couple est formé, il danse, un autre couple regarde danser, ce qui revient au même. Le couple qui regarde danser tient lieu de lien : il est le trait d’union entre l’espace de la représentation et l’espace du spectateur qui lui aussi regarde.
En contre-point, en symétrie à nous même et à ceux qui nous accompagnent, une autre foule, celle que Mentor représente de l’autre côté de la scène. Cette perspective ouvre notre espace, l’espace dans lequel nous nous mouvons sur l’espace de la peinture dans une nouvelle rencontre, un nouveau dialogue.
Au-dessus de la scène, des formes géométriques et colorées tendent vers l’abstraction. Car au-delà du jeu des couleurs qui se répondent, comme se répondent les représentations des personnages qui nous entourent, il y a comme des fils qui se tendent, se nouent, se dénouent, se renouent. Lorsque le spectateur se déplace, ces relations s’esquivent, se déconstruisent et se reconstruisent autrement, ailleurs, un peu plus loin, c’est sans fin.
Sur toute la surface du plafond, incarnant l’humanité pacifiée "la Ronde de l’Espace" glorieuse et puissante avec les quatre colosses en suspension au-dessus de nos têtes. Ils se tiennent par la main et, malgré leur envergure, semblent s’élever dans un ciel apaisé, empli de promesses.

ENTRE ESPOIR, CONSCIENCE ET VIGILANCE

Mais, malgré tant de démonstration de bonheur, Mentor reste vigilant.
Simultanément à l’achèvement de La Conquête du bonheur, se tient au musée Galliéra à Paris, le 19e Salon des Peintres Témoins de leur temps4 . La manifestation annuelle a pour thème "l’Année 1967".
Mentor y expose une grande peinture de 3 mètres sur 3 : Bombardement au Vietnam5 qui occupe tout un panneau à Galliéra. La toile met en scène la représentation de redoutables monstres hybrides, menaçants, aux reflets métalliques et qui, cette fois encore, semblent projetés dans l’espace même du spectateur.

Highslide JS
Bombardement au Vietnam
Musée Goya de Castres
Highslide JS
Bombardement au Vietnam
Musée Goya de Castres
Highslide JS
Bombardement au Vietnam
Musée Goya de Castres

Cette toile préfigure la fameuse scène de l’attaque infernale d’un village vietnamien par une cohorte d’hélicoptères dans le film Apocalypse now, que réalise dix ans plus tard Francis Ford Coppola.
En une image, Mentor donne à voir l’horreur et la cruauté dont est parfois capable et coupable l’homme. Mentor témoigne de son attachement à la liberté des peuples.
Par la force plastique qu’elle propose cette peinture est à placer dans la lignée du 3 mai à Madrid de Goya et de Guernica de Picasso. Combattant républicain espagnol, condamné à mort par Franco, Mentor est exilé en France depuis 1939. Toujours attentif aux malheurs causés par les guerres et fidèle à son engagement personnel au côté de ceux qui souffrent, Mentor fait don de cette oeuvre au Comité national pour le soutien et la victoire du peuple vietnamien.
Bombardement au Vietnam est alors achetée par le Musée d’Art et d’Histoire de la ville de Saint-Denis et en reste l’un des fleurons.

LA CONQUÊTE DU BONHEUR

Très tôt soutenu par des critiques d’art comme George Besson, Raymond Charmet, Pierre Descargues, Jean Rollin, Mentor est déjà un artiste confirmé et reconnu lorsqu’il entreprend l’importante réalisation pour La Courneuve.
À la visite réservée à la presse en février 1967, Mentor, avec La Conquête du bonheur obtient une mention spéciale au Prix de la Critique. Les jurés de ce Prix, (considéré alors comme le "Goncourt des Beaux-Arts") déclarent Mentor "hors-concours" car il avait reçu le Prix du dessin en 1953 et le Grand Prix du Salon des Peintres Témoins de leur Temps lors de sa participation à l’exposition de 1966.

La place de La Conquête du bonheur dans l’œuvre de Mentor est capitale.
C’est sa première grande commande. Elle force l’admiration du public et est saluée dans la presse de manière unanime6 (voir Fortune critique) .
D’autres commandes suivront, comme la fresque de la Salle des Congrès du Palais Castiglione à Milan, la décoration du parking Jules Verne à Marseille. Le pari extraordinaire que cette réalisation représente, Mentor l’a gagné, et avec elle, il a montré de manière encore plus éclatante quel peintre il était, quel peintre il est.
Au-delà des louanges qu’elle a suscitées, cette réussite a certainement donné à Mentor la force d’engager d’autres défis artistiques importants.
S’il est encore besoin, je garde comme un gage précieux la visite ici même du grand peintre muraliste
David Alfaro Siquieros et Jean Rollin en 1969
mexicain Siqueiros, qui contemplant La Conquête du Bonheur, que Mentor était sur le point d’achever, déclara qu’elle pourrait marquer le renouveau de la peinture murale en France.

UNE FONDATION, UN MUSÉE

Aujourd’hui, le projet d’une Fondation Mentor soutenue par l’Académie des Beaux-Arts, avec la création d’un musée Mentor à Solliès-Toucas dans le Var, peut répondre à la consécration que cette œuvre mérite.

Comme le "relais Mentor" en région parisienne revient naturellement à la ville de La Courneuve, riche de La Conquête du bonheur, n’est-il possible d’imaginer une forme de partenariat culturel avec la pittoresque commune provençale de Solliès-Toucas ? Elle est la patrie d’adoption de Mentor et de Neige, sa compagne de toujours. C’est là qu’ensemble, année après année, ils ont pensé et construit une maison véritablement extraordinaire. Il y a quelques années, le couple en a fait don à cette commune qui les avait accueillis alors qu’ils fuyaient la terreur franquiste.
La demeure accrochée à la colline au milieu d’un jardin merveilleux qui lui fait écrin et peuplé de sculptures fantastiques réalisées par Mentor, deviendra un lieu de visite, de culture et de mémoire.
Elle pourra fonctionner en relation étroite avec le futur musée Mentor, dont le site, à l’entrée du village sera offert par la commune de Solliès-Toucas.

Le programme du musée ?
Pourquoi pas, autour du nom de Mentor et à la manière des expositions thématiques des Peintres Témoins de leur Temps, choisir un thème, chaque année, renouvelé ?
Grâce au prestige et à l’autorité de l’Académie des Beaux-Arts, obtenir des collections publiques et privées pour la durée de la manifestation, le prêt d’œuvres modernes et contemporaines se rapportant au thème choisi : les maîtres de l’art du XXe siècle, les artistes de la génération de Mentor, mais également les productions de plasticiens contemporains, de cet art qui "vient de se faire" ou "en train de se faire".
Associer aussi peut-être, d’autres formes d’expressions artistiques (musique, danse, théâtre…).
Ainsi, envisager un dialogue dans le temps, des confrontations, des échanges.
Faire un musée vivant, un lieu en mouvement, qui à partir du nom de Mentor, avec son oeuvre, et autour de lui, créera chaque été, l’événement.

Mentor, aurait aimé cette idée.

Isabelle ROLLIN ROYER, 6 décembre 2004
Professeur agrégé d’Arts plastiques,
Docteur en Histoire de l’art - Université Paris I - Panthéon-Sorbonne.
1 Sous le mandat de James Marson, devenu l’ami de Mentor et qui inaugure La Conquête du Bonheur en 1967, l’utilisation fréquente de la salle, la pollution obligent à une restauration importante en 1994. Jacques Charmille qui avait déjà réparé le plafond à la suite d’une fuite d’eau sur la terrasse, restaure la peinture afin de lui rendre son éclat. Tout est repris, les murs, le rideau de scène et le plafond. Des travaux sont également entrepris, le parquet est poncé, la salle climatisée.
Aujourd’hui, Gilles Poux, maire de La Courneuve, prévoit de doter La Conquête du bonheur d’un éclairage moderne bénéficiant des nouveaux dispositifs utilisés pour mettre en valeur les monuments et les œuvres d’art.


2 La mise au carreau est une technique souvent utilisée à la Renaissance. Elle permet de reproduire un dessin à un format différent en respectant rigoureusement les proportions. Le principe est simple, il s'agit de quadriller un dessin préparatoire afin de créer des points de repère, à la manière d'une grille. On reproduit ensuite ce quadrillage sur le support final et on reporte les points de repère.


3 Préface de Hervé-Bazin, MENTOR, éditions Le Léopard d’Or, Paris, 1993.


4 Sur le thème Les Français, l’édition 1966 du Salon des Peintres Témoins de leur Temps avait décerné à Mentor le Grand Prix avec sa toile Sébastien N… trompette de la Garde Républicaine.


5 Bombardement au Vietnam, vient d'être présenté à Castres dans le cadre de l'exposition rétrospective "Mentor ou le miroir du temps", que le Musée Goya vient de consacrer à Mentor (14 novembre 2009 - 25 janvier 2010).
À l'issue de cette exposition, qui a bénéficié d'un important succès, le musée Goya envisage d'ouvrir une salle Mentor et vient d'obtenir l'accord de la ville de Saint-Denis, propriétaire de Bombardement au Vietnam, pour une "mise en dépôt longue durée".


6 Deux ans après l’inauguration de La Conquête du bonheur, un ouvrage richement illustré est édité chez Cercle d’art, MENTOR – La Conquête du bonheur. Il propose au lecteur un poème original dédié au peintre par Jean Marcenac Altamira II, ainsi qu’un texte de Jean Rollin accompagné de croquis à l’encre réalisés par Mentor.


LA SALLE MENTOR AVANT L'INAUGURATION (PHOTO PH. CAUVIN)

salle mentor avant l'inauguration

LA SALLE MENTOR LE 11 DÉCEMBRE 2007 (PHOTO JF CORNUET)

salle mentor le 11 dec 2007

LA SALLE MENTOR LE 19 FÉVRIER 2009 (PHOTO RÉMY LIDEREAU)

salle mentor le 11 dec 2007